Formation doctorale Musique et Musicologie du XXème siècle
Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)
Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales
IRCAM
Mémoire pour l'obtention du Diplôme d'Etudes Approfondies
Suivi de la traduction de
Camurri, Antonio, " Interactive dance/music systems ", ICMC proceedings, Icma, San Francisco, 1995.
Juin 1999
Je remercie le professeur Hughes Dufourt pour avoir accepté de diriger ce sujet et le professeur Marc Battier pour ses conseils précieux.
A mes parents qui me soutiennent depuis toujours,
à Georges Armaos pour son aide,
à Audrey Bendjoua pour ses encouragements, son soutien sans faille, ses corrections et ses conseils,
à Carolyn Carlson pour avoir ouvert sa porte à un inconnu,
à Laurent Delerce pour ses critiques et son travail de relecture,
à Tristan Edelman pour avoir contribué à l'initiative de ce projet de recherche,
à Mary Ganne pour son enseignement de la danse si riche d'expériences et pour sa bibliothèque qu'elle m'a ouverte,
à Emmanuel Grynszpan pour ses compétences sur la techno,
à François Raffinot pour le temps précieux qu'il a bien voulu m'accorder pour m'éclairer,
à Gaelle Raffalli-Delerce pour l'impression de ce mémoire,
à Marcello Wanderley pour ses conseils et sa grande compétence qu'il a su me faire partager.
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Ce mémoire analyse les différents rapports qui se sont instaurés entre la danse et la musique depuis 1945 aux Etats-Unis. Il se divise en trois parties : dans un premier temps, nous montrons les multiples rapports qui se sont créés entre Cunningham et les musiques de Cage, Mumma, Tudor, Kosugi...Dans un deuxième temps, nous analysons les rapports danse/ musique dans le mouvement postmoderne, puis dans un troisième temps, nous développons l'héritage qu'ont laissé les postmodernes dans la danse et la musique actuellement.
A la fin de ce mémoire, nous avons traduit un article de Camurri qui explique le fonctionnement du logiciel HARP. Ce logiciel met en interactivité le son avec le mouvement.
Mots clefs : multimédia/postmoderne/Cunningham/Cage/Nikolaïs /danse et musique/musique électronique/ minimalisme/improvisation/danse assistée par ordinateur/danse.
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This study focuses on the different relations between dance and musical avant-garde's, in United States, starting in 1945. It's parted in 3 sections : in the first section the relations between Cunnigham's choreographs and the musical compositions of Cage, Mumma, Tudor, Kosugi are addressed in some length. In the second part, the dance/music relations in the postmodern movement are analyzed, while the third part brings the attention to the contemporary postmodern inheritance in dance and music.
At the end of this work a french translation of an article by Camurri is included. The article explains how the HARP software functions. This software combines sound and movement in an interactive way.
Keywords :multimedia/postmodern/Cunningham/Cage/Nikolaïs/Dance-music interactivity/Electronic music/minimalism/improvisation/dance
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" La musique et la danse sont des arts qu'il faut considérer non pas comme ennemis, mais comme lointains. L'essence de l'un est totalement différente de l'essence de l'autre. La danse doit avoir la liberté de se gouverner par ses propres lois. " Philippe Soupault, Terpsichore (1928).
Danse et musique semblent aller de paire. Mais, lorsqu'on s'intéresse de près, aux relations qu'entretiennent mutuellement ces deux arts, force est de constater qu'elles sont complexes.
Une étude sur les rapports danse/musique après 1945 s'imposait : l'état des recherches, dans ce domaine, est très peu avancé. Il n'existe, à ma connaissance, aucune publication, qu'elle soit européenne, américaine ou japonaise, qui traite, de front, ce problème, à travers la période de 1945 à nos jours. Il a donc fallu faire un travail de défrichage. Aborder les rapports danse/musique sous l'angle historique, m'a permis d'en révéler les multiples facettes, et d'en avoir une vue d'ensemble.
Il convient, en premier lieu, d'expliquer pourquoi nous sommes partis de 1945. Les années d'après-guerre correspondent à un tournant, dans l'histoire des rapports danse/musique : ce changement est marqué par la collaboration entre Cunnigham, Cage et plus tard, Mumma, Tudor, Kosugi... Ces artistes ont une manière radicalement différente de leur prédécesseurs, d'aborder les rappports danse/musique. Avant eux, ces derniers relèvent le plus souvent du rapport de forces : ou bien la danse doit suivre la musique, ou bien la musique, la danse. A partir des années quarante et cinquante, Cunningham et Cage font voler en éclats ce rapport de forces. En utilisant le temps, comme seul et unique dénominateur commun entre la danse et la musique, ils les libérèrent de leur aliénation réciproque. A partir de cette " petite " révolution, les rapports danse/musique ne vont cesser d'évoluer, et de s'inventer de nouvelles passerelles.
Pourquoi a-t-on circonscrit le problème aux Etats-Unis ? D'abord, parce-que c'est aux Etat-Unis qu'émerge la danse contemporaine, après la seconde guerre mondiale; New York fut, jusqu'à la fin des années soixante-dix, considérée comme la capitale de la danse contemporaine. Ensuite, parce qu'une année de cette recherche, ne me permettait pas d'étudier ce qui s'était passé en France, en Belgique, en Allemagne, au Japon, et ailleurs...
Un autre problème s'est rapidement posé : fallait-il partir de la danse ou de la musique, pour traiter des rapports danse/musique ? Quand bien même, au XXème siècle, la danse aurait montré qu'elle sait se passer de musique et s'accomoder du silence, les spectacles sans musique sont minoritaires, et la question de la musique n'est jamais complétement évacuée, lorsque l'on parle de danse. Parler de musique, en revanche, ne nécessite pas de parler de danse; et la musique du XXème siècle est majoritairement jouée indépendamment de la danse. Loin de vouloir polémiquer, pour savoir laquelle de la danse ou de la musique, a besoin de l'autre pour exister pleinement, je constate, tout bonnement, qu'il est plus facile de partir de la danse que de la musique, dans le cadre d'une recherche sur les rapports qu'entretiennent, pour la simple raison que, si les chorégraphes se posent souvent des questions sur la musique, rares sont les musiciens qui s'en posent sur la danse; si bien qu'il existe une littérature plus abondante, sur les rapports danse/musique, dans les ouvrages consacrés à la danse, que dans ceux consacrés à la musique.
Ce mémoire se propose, donc, d'étudier les rapports danse/musique après 1945, aux Etats-Unis, en suivant un point de vue historique, et plus précisement, le point de vue de l'histoire de la danse. A partir du moment, où la danse et la musique ne sont plus dans des rapports de forces qui les aliènent, quels nouveaux rapports s'instaurent entre elles ? Si le temps semble être un paramètre commun à la danse et à la musique, comment de nouvelles structurent communes s'élaborent dans le temps ? En outre, la danse et la musique n'ont pas seulement le temps en commun, elles ont aussi l'espace, et plus précisement, un certain rapport au corps dans l'espace : le geste est partie intégrante, à la fois, de la musique et de la danse. La frontière entre danse et musique est-elle,ainsi, toujours bien nette ? Le musicien ne peut- (ne doit-) il pas être un peu danseur, et le danseur, musicien ? Enfin, danser, c'est aussi écouter d'une certaine manière la musique : quels effets la danse induit-elle sur les phénomènes psycho-acoustiques ? Comment la danse permet-elle d'écouter la musique différement ?
Nous tenterons de répondre à ces questions en trois temps : dans un premier temps, nous étudierons les rapports danse/musique entre Cunningham, Cage, Tudor, Mumma...Dans un deuxième temps, nous nous attacherons à la période du postmodernisme. Enfin, nous étudierons l'héritagede ce dernier.
Chaptire I : Cunningham, Cage et les autres...
" Il est difficile pour beaucoup d'accepter que la danse n'ait rien en commun avec la musique, sinon un élélment du temps, et sa division... " La danse et le danseur, M.Cunningham, Pierre Belfond, 1980.
" L' indépendance que nous avons instituée Merce et moi, elle ne signifie pas anarchie. Tout y est structuré, tout y est mesuré : mais quel autre dénominateur commun trouver entre la danse et la musique, sinon celui de la durée ? " Citation de Cage tirée de Cunningham, Gubernatis, Raphael de, Bernard Coutaz, 1990.
Avec Cunningham, Cage, Tudor, Mumma, Wolf et d'autres, s'amorce une réflexion fondamentale sur les rapports danse/musique. Avant eux il y eut bien des couples célèbres de musicien/chorégraphe (Tchaïkovsky/Marius Petipa, Stravinsky/Diaghilev, Graham/Horst ...), mais jamais l'indépendance et l'interdépendance entre la danse et la musique n'avaient été pensées de façon aussi radicale. Première particularité du couple Cage/Cunningham : la durée de leur collaboration. 1942-1992, soit près de cinquante années de travail en commun, durant lesquelles les rapports danse/musique n'ont cessé d'évoluer, au fil des spectacles. Car il s'est moins agi pour Cage et Cunningham, de figer des rapports stables entre danse et musique, que de faire évoluer ces rapports dans un processus de travail en commun. Deuxième particularité : la multiplicité des collaborations avec des musiciens comme Mumma, Tudor, Wolf... fait qu'un véritable courant musical a pu prendre naissance, parallèlement à un courant de danse. C'est pourquoi il serait difficile et peu pertinant de vouloir définir en un seul mot, les rapports qui unissent Cunningham, Cage et les autres. Il semble plus judicieux de chercher à définir les lignes directrices qui jalonnent leurs expérimentations successives.
1.1 Les divisions temporelles : structures des rapports danse/musique
Cage résume ainsi la situation des rapports danse/musique, dans les années d'après-guerre : " Chez Balanchine la danse suit la musique. Chez Martha Graham, la musique suit la danse. J'ai donc proposé une structure rythmique que j'appelais " Micro macro cosmic rhythmic structure " . Je divisais le temps en mesures dont le nombre devait avoir une racine carrée. Cela donnait la possibilité de diviser chaque part dans la même proportion que l'ensemble. Pour 100 mesures par exemple, on peut avoir 3-2-5, 10 fois, et puis on peut avoir 3-10, 2-10, et puis 5-10. De la sorte le temps s'ouvrait également à la danse et à la musique. " Leur premier spectacle en 1944, représenté à New-York, était fondé sur des divisions temporelles du type de celles que Cage décrit plus haut (2'25''/3'55'/5'15''...). " Cette approche permettait de séparer la musique et la danse, pour ne les réunir qu'à des points structuraux . " Ici le rythme musical et le rythme dansé sont indépendants : Cage comme Cunningham sont libres de varier la vitesse et les accents comme bon leur semble. Les contraintes réciproques entre la danse et la musique sont réduites au minimun; elles ne se situent qu'aux points structuraux de l'oeuvre, définis à l'avance. Comme le rappelle Cage : " Il y a donc indépendance [de la danse et de la musique] mais dans le cadre d'une structure [rythmique]. "
C'est en 1951, pour 16 Dances for soloist and compagny of three, que Cunningham utilise pour la première fois la pratique du hasard, qui restera comme une des fortes caractéristiques de son oeuvre. Ici la chorégraphie traite des neuf émotions permanentes de la tradition esthétique de l'Inde. Chaque danse correspond à une émotion spécifique. Comme rien ne semble indiquer, dans l'esthétique indienne, un ordre dans la succesion des neuf émotions, Cunningham décida de tirer à pile ou face, l'ordre dans lequel allaient se succéder les danses. Le hasard ne sert pas seulement à décider l'enchaînement des danses, il s'applique aussi au traitement même des émotions. La colère, l'humour, la douleur, l'héroïsme, l'odieux, le merveilleux, la peur, l'érotisme, la tranquillité sont autant d'émotions, que Cunningham et Cage tentent d'extraire de leur enveloppes théâtrales, pour les structurer par le hasard. En effet Cage ne composa pas la musique seulement en fonction du caractère de chaque danse, mais aussi selon des " charts ", qui viennent du livre chinois I ching, " le livre des transformations " : " Je voulais voir si je pouvais répondre à la commande d'une musique expressive tout en utilisant dans le même temps des opérations de hasard. ". Les " charts " sont en fait des diagrammes, qui lui permettent de systématiser une structure rythmique, de manière quasi automatique. Ainsi l'émotion n'est plus la matière que l'on théâtralise à travers des mines, des gestes stéréotypés, des accents musicaux romantiques, mais l'occasion de jouer avec hasard. L'émotion est par là même " dédramatisée ", elle perd son pathos pour devenir un geste presque ordinaire. Du premier plan qu'elle occupe, selon Cunningham, chez Martha Graham, l'émotion passe à l'arrière plan, pour laisser place aux mouvements et aux sons : " motion is not emotion " disait volontiers Cunningham.
1.2 Les happenings : vers plus d'autonomie entre danse et musique
1952 allait être une année importante pour Cage et Cunningham. C'est en effet à cette date, que l'on peut voir le premier " happening " : theater piece, une pièce de 45 minutes où Cunningham dansait, Cage parlait, M.C. Richards et Charles Olson lisaient des poèmes, David Tudor jouait du piano préparé, Robert Rauschenberg projetait des diapositives de ses tableaux et passait de vieux disques. Le public, assis au milieu de la " scène ", ne pouvait observer simultanément tout ce qui se passait. De là, est né le prototype du happening, " forme d'intervention théâtrale interdisciplinaire originellement développée par des artistes plasticiens des années soixante, dans des lieux non conventionnels (galeries de peinture, ou extérieur, par exemple), sollicitant les spectateurs et tendant à modifier leur perception de l'environnement . " " Rien d'autre n'avait été prévu que de laisser les choses se dérouler telles qu'elles seraient . "
Ainsi, nous voyons déjà, en une dizaine d'années, comment les rapports entre Cage et Cunningham évoluent : leur spectacle n'est plus structuré par des points de repères, devant lesquels danse et musique doivent se retrouver, selon un timing très précis. Désormais, Cage et Cunningham abandonnent peu à peu le recours à des structures temporelles communes, pour laisser évoluer la danse et la musique de façon libre et autonome.
Cette pratique, qui annonce le système des " time-brackets " auquel Cage aura recours dans les années quatre-vingt, se retrouve de façon systématique dans Antic meet (1958). Cunningham donne alors à Cage, une durée totale de 26 minutes, sans aucune division temporelle. De son côté, Cage écrit une partition qui reste indéterminée, aussi bien dans sa longueur (ne tenant plus compte de l'impératif des 26 minutes, indiqué par Cunningham), que dans la proportion de ses parties; " de ce fait, même si la danse était réglée, nous ne pouvions utiliser les sons comme repères car ils n'avaient jamais deux fois la même place. " Et Cunningham de conclure : " La liberté des danseurs dans l'espace-temps s'élargissait . "
1.3 Les Events : naissance de l'art multimédia
C'est à Vienne, en 1964, qu'a lieu le premier " Event ". " Je compose l'Event à partir de fragments d'oeuvres diverses, un peu comme on passe d'une chaîne à l'autre à la télévision. La musique est confiée à trois musiciens qui produisent chacun un son spécial. Ils sont quelquefois préparés, quelquefois non. J'attends aussi de connaître l'espace scénique pour composer la structure d'un soir, de sorte qu'il n'y aura jamais deux Events semblables ". L'Event n'a donc pas d'autre projet, que de se donner la chance de jouer dans un espace donné. Seul, le temps global du spectacle, est connu par les musiciens et les danseurs; à l'intérieur de ce temps, musiciens et danseurs " zappent " d'une chorégraphie à l'autre, d'une ambiance sonore à l'autre, dans l'autonomie la plus parfaite.
Il faut rappeler, ici, qu'aux Etats-Unis, le mécénat pour la dance et la musique, vient presque exclusivement de fonds privés, et que les mécènes, comme tout mécène, qu'il soit privé ou non, ont leur mot à dire sur les créations. Or personne, dans les années d'après-guerre, ne considérait la musique de Mumma, Cage, Tudor, Kosugi...,comme de la musique, et la danse de Cunningham, comme de la danse. Si bien qu'il a fallu inventer d'autres manières de produire ces danses et ces musiques, que la manière institutionelle proposée par les mécènes. Si les happenings et les events sont des choix esthétiques, qui correspondaient bien aux choix de Cunningham, Cage..., ils sont aussi conditionnés par un contexte socio-économique qu'il ne faut pas négliger.
L'année suivante (1965), Cage et Cunningham allaient, pour la première fois, élaborer un système d'interaction entre la danse et la musique : Variations V. Le mouvement des danseurs allaient interagir sur le son de la musique. Deux moyens sont alors utilisés : le premier consiste à répartir sur la scène, douze perches placées verticalement, dont chacune possède un rayon sonore sphérique, de 1m20. Chaque fois qu'un danseur pénètre dans ce rayon, un son peut être émis. (Cunningham ne prit connaissance de leur installation et de leur dimension, que lors de la répétition finale.) La deuxième source d'interactivité, était une série de cellules photo-éléctriques placées au sol, de chaque côté de la scène. Les sons étaient déclenchés, chaque fois qu'un danseur passait entre la cellule et le faisceau lumineux d'un projecteur. Si certains sons étaient déclenchés par des danseurs, la nature du son, sa durée et ses éventuelles répétitions, étaient contrôlées par les musiciens placés derrière les machines. C'est pourquoi, on parlera ici d'interactivité, au sens faible du terme " analogue à celui des portes qui s'ouvrent automatiquement lorsqu'on entre dans un supermarché . " Au sens fort, l'interactivité danse/musique, est l'influence que le danseur fait subir à la musique, à l'intérieur même du processus musical. Bien qu'on ne puisse pas parler d'interaction, au sens fort du terme, pour ce spectacle, l'intervention d'images filmées et d'images de télévision par Stan Vanderbeeck et Nam June Paik, ainsi que des dispositifs électroniques par Billy Klüver et Robert Moog (l'inventeur du synthétiseur), font de ce spectacle, " une des premières étapes vers l'utilisation simultanée de plusieurs médias au sein d'un processus de composition . "
En 1972, Mumma compose Telepos, une pièce électro-acoustique, dans laquelle les mouvements des danseurs infuencent les sons. Cette fois, comme l'explique Mumma lui-même, le dispositif est un peu différent de Variation V : " J'ai décidé que les danseurs porteraient des ceintures élastiques, visibles et contenant de petits émetteurs-radio. La musique qui sortirait des haut-parleurs, serait déterminée par les mouvements des danseurs, qui créeraient ainsi le son, et l'influenceraient. Mais il fallait une chorégraphie où les danseurs ne se roulent pas par terre, car les petits émetteurs-radio sont très fragiles. J'avais cette idée en tête quand, par un hasard extraordinaire, si on croit au hasard ce qui n'est pas mon cas, Cunningham me montra une chorégraphie et me demanda la musique. Miracle, cette danse ne comportait aucun mouvement au sol. Mon idée pouvait être appliquée. " La chorégraphie s'appelle TV Rerun. Mumma poursuit : " J'ai pensé dans ce morceau au rapport entre le mouvement et le son. Je ne voulais pas qu'il soit du genre " Mickey Mouse ", dessin animé de Walt Disney, où la musique est une caricature de ce qui se passe sur l'écran, mais je désirais malgré tout établir un certain rapport. Lorsque les danseurs sont en pleine activité, le son les accompagne. Lorsqu'il sont calmes, il se fait calme... L'effet est saisissant. "
Il n'est pas toujours facile de savoir qui, le premier, de Cage, de Cunningham ou d'un autre, a lancé l'idée d'un projet. Nous en voulons pour preuve, la genèse de Second Hand. D'un côté, Cunningham écrit : " Cage en avait arrangé la musique [il s'agit du premier mouvement de Socrate de Satie] pour deux pianos. Au fil des ans, il m'avait souvent suggéré de chorégraphier les deux autres mouvements qu'il comptait également arranger pour piano. " D'un autre côté, Cage dit : " J'avais commencé un arrangement de Socrate vers 1947 [il s'agit de Idyllic Song] , pour un solo de Merce Cunningham. En 1969, Merce m'a dit qu'il souhaitait développer ce projet, pour sa compagnie cette fois, et m'a demandé d'arranger les deuxième et troisième mouvements de la partition. " Sur cette pièce, qui fut donnée en janvier 1970, nous ne pourrons peut-être jamais savoir qui, de Cage ou Cunningham, eut initialement l'idée. D'aucuns diront que cela n'a que peu d'importance. Néanmoins, cela reste symptômatique de la manière dont Cage et Cunningham abordent le rapport du créateur à l'oeuvre : la musique de Cage, comme la chorégraphie de Cunningham, tendent à l'effacement du sujet, à la négation de l'auteur, pour ne laisser place qu'aux sons et aux mouvements, par delà toute émotion.
1.4 Une musique à l'occasion d'une danse et réciproquement...
Nous voudrions montrer comment d'une part, la danse de Cunningham fut pour Cage et d'autres compositeurs, l'occasion de mener à terme des créations insolites, et comment d'autre part, la danse de Cunningham n'a pu s'épanouir, que par la musique qui l'accompagnait.
Parlant de son rapport avec la danse de Cunningham, David Tudor dit : " Concrètement, nous n'avons pour tout renseignement qu'une poignée d'éléments sommaires : durée, esprit de l'oeuvre, et nous nous accommodons de cela, et de cela seulement. Il est vrai que si j'assistais régulièrement aux répétitions, elles m'influenceraient assurément. Mais en général justement, les répétitions, on ne les voit jamais. " Qu'est-ce que les chorégraphies de Cunningham permettent à la musique de Cage, Tudor, Feldman, Wolf..., que d'autres chorégraphies ne peuvent leur permettre ? Les chorégraphies de Cunningham donnent, à ces musiciens, la liberté d'explorer des territoires sonores encore inouis, par le minimum de contraintes qu'elles leur imposent. Tudor poursuit : " ...pour les Events, nous nous laissons aller à une liberté absolue. Seules, nous importent leur durée (un peu plus d'une heure), et les caractéristiques du cadre sonore. Pour le reste, les Events sont, pour nous, des occasions de véritables concerts, totalement indépendants de l'action scénique. " Cunningham donne l'occasion, à des compositeurs de son époque, de mener aussi loin qu'ils le désirent, des expériences sonores, par le fait que ses chorégraphies ne contraignent la musique, que par sa durée totale. Mumma partage, d'ailleurs, la même opinion que Tudor : " L' " invitation à prendre des risques artistiques " est, pour Gordon, un des aspects les plus extraordinaires de cette collaboration, qui conduisit la Compagnie à réaliser "des choses épouvantables et des choses fabuleuses. "
Seulement, on est en droit de se demander, jusqu'à quel point Cunningham est encore nécessaire à Tudor, tellement l'indépendance entre danse et musique est grande. Car Tudor d'ajouter : " Ce qui signifie que rien ne se passe entre la scène et la fosse. " Pourquoi alors, laisser les musiciens dans la fosse, et ne pas les faire monter sur la scène à la place des danseurs, si la fosse est totalement coupée de scène ? En fait, ce que veut dire Tudor, c'est qu'il n'y a pas de rapport structurel fort entre la danse et la musique, lors des Events. Néanmoins, la danse n'en reste pas moins indispensable, car elle instaure avec la musique, des rapports d'un autre genre que structurel : " Il y a là, comme un phénomène de télépathie qui s'institue entre nous et les danseurs : nous les sentons, nous entendons leurs pas. Kosugi par exemple prétend recevoir leur énergie qui inspire, dit-il, les sons qu'il émet ". Et encore : " Face au spectacle, on se permet des nuances qui sont fonctions de l'inspiration du moment, de ce que nous réfléchissent les danseurs. La musique est toujours la même, mais des événements extérieurs peuvent l'altérer. " Pour sa part, Mumma écrit : " Je compose une musique électro-acoustique assez étrange. Je peux l'enregistrer en disque, sur une bande, l'envoyer à mes amis, mais là, avec la danse, je vois cette musique en liberté. Et tout devient extraordinaire parce que Merce est extraordinaire. "
Outre ce rapport de télépathie entre la danse et la musique, et la liberté que prend la musique à être dansée, les chorégraphies de Cunningham sont aussi l'occasion, pour David Tudor, Cage et d'autres (Kosugi, Mumma...), de faire des oeuvres en commun, comme l'avaient fait, en littérature, les surréalistes. " Signals " (1970), " Landrover " (1972 ), " Five Stone Wind " (1988) de Tudor... en font partie. Pour " Five Stone Wind ", le propos est complexe. A partir d'une structure globale constituée de plages, les musiciens choisissent de supprimer certaines plages, et d'en garder d'autres. " Nous n'interviendrons qu'aux moments déterminés par les dés avant la représentation, explique Tudor. La première intervention de Kosugi, par exemple, limitée à 45 secondes, se situe dès la 30ème minute de spectacle, la deuxième, de 30 secondes, survient à la 33ème minute, la troisième de 30 secondes encore entre 34'15''et 34'45'', et ainsi de suite jusqu'à 58'. Pour chacune de ces séquences, il aura élu, toujours par les dés, soit son violon, soit sa voix, soit son bambou. Chaque représentation offre ainsi un ordre d'interventions de ces instruments toujours différent. Dans l'ensemble sonore, Kosugi incarne en quelque sorte le vent. Car c'est de sa voix qu'il joue à travers chuintements, soupirs et borborygmes divers, mais aussi du bambou dont il use comme un intrument à vent. "
Par delà la télépathie, qui s'instaure entre les danseurs et les musiciens, mais aussi par delà la nouveauté des spectacles qu'ils produisent, ces musiciens trouvent avant tout dans la compagnie de Cunningham, des oreilles qui écoutent leur musique...comme de la musique. Cage en prend rapidement conscience : " J'ai assez vite compris, à Los Angeles, que les musiciens professionnels ne considéraient pas ma musique comme de la musique. Mais les danseurs, eux, la considéraient comme telle. Ils trouvaient qu'elle était utile, qu'on pouvait la jouer en public. " Ou encore : " Au fond, je me suis orienté vers la danse parce que les musiciens n'acceptaient pas ma musique. Un clarinettiste de Los Angeles avait refusé de jouer ma " Sonate pour clarinette ". Il prétendait que " ce n'était pas de la musique "... . "
Pour Cunningham, la situation est sensiblement similaire à celle des musiciens qui l'entourent. Cunningham a, lors des premières représentations, vers 1944, beaucoup de mal à se faire reconnaître de la part des danseurs, et notamment de la compagnie de Martha Graham, dont il est issu. Ce sont essentiellement les jeunes musiciens, et les jeunes peintres, qui se déplacent pour voir ses spectacles.
Il faut, pour se rendre compte de la situation des rapports danse/musique, juste après la seconde guerre mondiale, essayer de voir dans quelles compagnies, ces rapports étaient le plus évolués. Louis Horst (1884-1964) semble être la figure marquante, au tournant du XXème siècle. Horst est, au départ, le directeur musical de la Denishawnschool, avant de rencontrer Graham, pour devenir le directeur musical de sa troupe. C'est un homme très respecté par tous les danseurs, y compris par Cunningham qui disait qu' " il regardait vraiment la danse ", bien que par ailleurs, il ne partageât pas ses idées, comme nous allons le voir. Graham disait : " Louis Horst est celui sans qui la danse contemporaine ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui, aux USA. Sans la magie de son imagination, sa cruauté, sa volonté démoniaque et son adresse, la danse contemporaine, quelque soit le style de danse contemporaine à travers le monde, n'existerait pas. "
On pourrait qualifier la conception horstienne des rapports danse/musique, de platonicienne, car elle est basée sur l'analogie. En effet, selon Horst, trois arts sont conditionnés par la durée : poésie, danse et musique (remarquons en passant que Horst ne parle ni du théâtre, ni du mime...). Les éléments constitutifs de la musique, à savoir la mélodie, le rythme et l'harmonie, sont analogues à ceux de la danse. La mélodie est linéaire, par essence. Elle forme le contour, l'enveloppe de la musique, et correspond ainsi à la ligne, en danse. Le rythme est identique dans les deux arts. L'harmonie, définie comme la relation simultanée des tons, la couleur tonale, ou encore l'activité intérieure, est similaire à la texture de la danse, à la qualité musculaire intérieure, qui est l'essence physique du mouvement. On ne peut pas dire que la conception horstienne de la musique soit tellement novatrice... Elle révèle, au contraire, un certain attachement au classicisme, ou au néo-classicisme, en musique, et reste très éloignée de la conception cagienne de la musique, où le moindre bruit est considéré comme un élément de la musique. Quant à la conception horstienne des rapports danse/musique, on voit aussi qu'elle est très éloignée de celle que Cunningham expérimente.
En relisant Louis Horst, il est aisé de s'imaginer les réactions qu'ont dû suciter les premières chorégraphies de Cunningham, auprès des danseurs. Personne auparavant, n'avait, avec autant de netteté, cassé l'analogie entre la danse et la musique. Aussi voyons-nous maintenant, comment les musiciens qui entouraient Cunningham lui furent indispensables. Seul, Cunningham n'aurait jamais pu détruire les rapports analogiques entre danse et musique. Il avait, nécessairement, besoin d'une musique qui sût dépasser les conceptions traditionnelles de la musique, telles que Horst les expose (mélodie, rythme, harmonie). Or Cage, Tudor, Mumma et d'autres, étaient, justement, prêts à concevoir une nouvelle forme de musique...
Les relations de Cunningham à la musique, et celles des musiciens à la danse de Cunningham, sont telles que, jamais la danse de Cunningham n'eût pu évoluer sans la musique qui l'accompagnait, et que jamais les musiciens qui entouraient Cunningham n'eurent été écoutés, sans la danse de Cunningham. Ils se sont servis réciproquement, pendant près de cinquante ans. Cage et Cunningham donnèrent naissance à de nombreuses approches nouvelles du spectacle : à travers les Events, ils créerent l'art comme performance artistique, en mobilisant des cinéastes, des photographes et des peintres dans un même spectacle; ils donnèrent naissance à l'art multimédia ; avec Eliot Caplan Cunningham créa les premières vidéo-danses...; autant de découvertes qui, de nos jours, ont encore leur résonnance dans les créations.
Si, comme nous l'avons montré, les relations qu'entretiennent les musiciens avec Cunningham ont leur fondement, on peut s'étonner qu'au niveau de son langage chorégraphique, Cunningham n'ait pas poussé ses expériences, aussi loin que Cage au niveau du son. En effet, le langage chorégraphique de Cunningham opère une synthèse entre un jeu de jambes, issu du style classique, et une technique moderne, mettant en valeur le dos et le torse. Avec le recul, son langage chorégraphique peut sembler, parfois, très académique. L'idée se trouvant à la base du travail de Cage, pourrait être résumée en : " tout bruit est musique ". Transposée dans le domaine de la danse, cela donne : " tout mouvement est danse ". Or cette conception de la danse, n'est précisement pas celle de Cunningham, mais celle de la génération qui le suit : les postmodernes, comme nous allons le voir.
Chapitre II : Les postmodernes
Le courant postmoderne, en danse aussi bien qu'en musique, est né d'une double impulsion, l'une chorégraphique et l'autre musicale. La première impulsion fut donnée par Ann (Anna) Halprin, dix années avant l'éclosion du postmodernisme. En effet, dans les années cinquante, Ann Halprin dispense des cours de danse tout à fait originaux : " nous avons commencé à explorer des systèmes qui renverseraient la relation de cause à effet.... " Ann Halprin expérimente l'imprévisible, l'indéterminé, en danse. Elle décrit ainsi sa pédagogie : " Nous installions le corps dans une objectivité morphologique. Nous improvisions sur la rotation, la flexion, sur toutes ces figures anatomiques . " Ann Halprin part donc, d'une approche anatomique et kinesthésique du corps : il s'agit, avant tout, de prendre conscience du mouvement de chaque partie du corps, afin de ne pas enchaîner les mouvements de façon déterminée. C'est dans le cours d'Ann Halprin, que se rencontrent Trisha Brown, Simone Forti, Yvonne Rainer, La Monte Young, John Graham (acteur). Après Ann Halprin, vient une étape décisive pour l'éclosion, à proprement parler, du postmodernisme. Il s'agit de l'atelier de composition chorégraphique que dirige Robert Dunn, chez Cunningham. Si Ann Halprin est chorégraphe, Robert Dunn est musicien. Le cours de Dunn s'organise à partir de contraintes ou de règles de jeu, qu'il fixe à l'avance. Son objectif est de produire des ruptures dans la composition chorégraphique, qui ouvrent le chemin à de nouvelles possibilités d'enchaînements. Aussi, Robert Dunn fait-il appel, dans la droite ligne de John Cage, à l'aléatoire et à des techniques déjà connues par les plasticiens et les écrivains, comme le " cut-up " ou collage. C'est au cours de composition chorégraphique de Robert Dunn, que se rencontrent des danseurs que l'on avait déjà vus chez Ann Halprin, tels que Simone Forti, Yvonne Rainer ou Trisha Brown; viennent s'y ajouter Steve Paxton, David Gordon, Deboray Hay..., autrement dit, ceux qui allaient constituer l'essentiel du Judson Group.
Le " Judson Group " est le nom éponime de la Judson Church, une église de confession baptiste du Greenwich Village, à Manhattan. C'est dans cette église de New York, qu'est né le mouvement postmoderne en danse. Ce lieu, contrairement à l'idée que l'on pourrait s'en faire, s'y prête volontiers. L'église est tenue par le pasteur Al Carmine, dont la prédilection pour les claquettes remontait à ses jeunes années. Comme nous venons de le voir, ce mouvement ne vient pas s'inscrire en réaction contre Cunningham mais, au contraire, Cunningham est, en quelque sorte, l'initiateur du mouvement, puisque le postmodernisme prend son essor, dans le cours de composition de son atelier. Il donnera, lui-même, des cours à la Judson Church. On retrouve d'ailleurs dans le postmodernisme, de nombreuses idées de Cunningham, mais elles sont, le plus souvent, radicalisées. Le postmodernisme garde la liberté que Cunningham a apporté à la danse, mais il rejette son élitisme, sa virtuosité technique, hérités de la danse classique. Ces artistes ne se regroupent pas autour d'une idée esthétique, mais plutôt, autour du processus d'expérimentation totale, qui permet à chacun d'eux, de trouver son propre langage. Chacun a définitivement tourné le dos à la théatralisation des émotions, à l'affectivité, au pathos. Personne n'est à la recherche d'un sens, d'une narration, d'un récit en danse. Chacun a conscience que le sens, avec ses connotations et son idéologie, fait écran, entre l'oeuvre et le spectateur.
Lucinda Childs résume ainsi l'activité au Judson, et sa position par rapport à Cunningham : " Le Judson était un laboratoire, en pleine ébullition, où chacun pour soi, on examinait furieusement la validité des idées de Cage et de Cunningham. On n'utilisait pas le hasard, mais on s'imposait des contraintes par l'utilisation d'objets banals, afin de rester au plus près des mouvements de la vie quotidienne. Il y avait une sorte d'esthétique propre au Judson, plus proche des idées de Marcel Duchamp, donc de Cage, que de Cunningham, danseur dans l'âme. Le dernier à avoir élaboré une technique d'une grande beauté. "
Qui appartient à ce mouvement ? Certains sont d'anciens danseurs de chez Cunningham, comme Yvonne Rainer, Trisha Brown, Douglas Dunn, David Gordon; d'autres non, comme Ann Alprin, Steve Paxton, Meredith Monk, Deborah et Alex Hay, Elaine Summers, Lucinda Childs... ;on trouve aussi des musiciens comme La Monte Young, Terry Riley et des plasticiens comme Robert Morris...
On peut distinguer deux périodes, dans l'histoire de la Judson Church Dance Theatre. La première de 1962 à 1964, se développe à partir des cours de Robert Dunn. Le premier spectacle donné par R. Dunn et ses étudiants, à la Judson Memorial Church de New York, date du 6 juillet 1962. Lorsqu'à l'automne 1962, R. Dunn ne proposa pas de nouveau cours, Steve Paxton et Yvonne Rainer prirent le relais, et organisèrent des cours hebdomadaires. Puis, vînt la période s'étalant de 1965 à 1968 : Meredith Monk, Kenneth King et Phoebe Neville devinrent alors les leaders de la deuxième génération.
Qu'est-ce que le Judson Group apporta de neuf, à la danse et à la musique ? Une conception nouvelle du spectacle qui, à cette occasion, fut baptisé " performance ". Pour désigner les danseurs, les acteurs ou les musiciens..., on dit : " performer ". Ce glissement sémantique est symptomatique de la façon dont les postmodernes, conçoivent les rapports danseur/chorégraphe, musicien/compositeur, et les rapports danse/musique . " To perform " signifie " être l'agent de quelque chose, exécuter quelque chose... "; le performer est donc, littéralement, " celui qui réalise l'action ". Ce changement provoque un brouillage des fonctions, entre l'interprète et le créateur. Il n'y a plus un interprète, qui danse la chorégraphie d'un créateur; le créateur et l'interprète sont sur un même pied d'égalité. Il est rare, en effet, que le chorégraphe ne danse pas ses propres chorégraphies, et que le compositeur ne joue pas, comme interprète, sa propre musique. Dans la pratique, cela signifie que le musicien comme le danseur, engage son corps, dans la création de l'oeuvre : il n'est plus seulement un démiurge, qui ordonne de loin, ce que l'interprète doit faire ; il est une pièce indispensable aux rouages, pour la concrétisation de l'oeuvre. Nous verrons plus loin, que cet engagement physique du créateur, est une clef fondamentale, pour comprendre les liens qui unissent intimement, la danse et la musique. En outre, les rapports danse/musique sont modifiés par le rôle qu'occupent, désormais, les musiciens et la musique, dans les performances : souvent les musiciens sont parties intégrantes de la performance, ou les danseurs jouent eux-mêmes de la musique... Enfin ce glissement sémantique indique que l'essentiel, ne se joue plus dans l'écriture, dans le processus de composition de l'oeuvre, mais dans l'instant, dans le moment présent, c'est-à-dire, dans l'effet produit plus que dans la cause. C'est ainsi, que les compositeurs postmodernes prennent leur distance avec Cage qui, comme nous l'avons vu, a tendance à priviligier le processus de composition, et à laisser l'effet, hors de toute maîtrise. De cette façon, les postmodernes se rapprochent de la musique rock et du jazz. Cela explique aussi, la part importante que les postmodernes ont laissé à l'improvisation, qui est l'art de l'instant, du moment opportun, du " kairos ".
De cette nouvelle conception du spectacle, qu'invente le Judson Group, va naître deux courants majeurs, qui caractérisent la danse et la musique postmodernes. D'abord, comme nous l'avons évoqué, l'improvisation, que Steve Paxton baptise Contact-Improvisation, dans les années soixante-dix ; et le courant minimaliste ou répétitif, incarné par Lucinda Childs, Trisha Brown, Meredith Monk...pour les danseurs, et Philip Glass, Terry Riley, La Monte Young, Steve Reich...pour les musiciens. Ces deux courants ne sont pas opposés, ils fonctionnent ensemble. Bien souvent, ceux que l'on dit appartenir à tel courant, s'intègrent volontiers dans l'autre courant... Il importe, ici, de voir comment, à travers ces courants issus du Judson Group, la danse et la musique se sont mutuellement influencées.
L'improvisation est un courant majeur de cette période. La première à être attirée par ce mouvement, est Simone Forti. Comme nous l'avons vu un peu plus haut, Simone Forti participe au cours d'Ann Halprin, à San Francisco, ainsi qu'à ceux de Robert Dunn. C'est là, qu'elle y apprend les bases, pour développer son travail sur l'improvisation. Elle n'appartient pas au Judson Group Theatre. Elle travaille avec Trisha Brown et Paxton. Mais son intérêt se porte, surtout, sur les mouvements des animaux, qu'elle étudie pour la première fois, au zoo de Rome, en 1968. C'est à partir de l'étude de ces mouvements animaux, qu'elle développe un travail autour de trois catégories fondamentales de mouvements : crawling (reptation), circling (tours en rond) et autres mouvements animaux. A partir des années soixante-dix, elle commence, avec le musicien Peter van Riper, une longue collaboration, qui a pour but, notamment, d'explorer les rapports entre le son et le mouvement.
En Novembre 1979, au " Kitchen Center for Video, Music and Dance " de New York, Simone Forti et Peter van Riper donnent une performance, Home Base (" point de départ "), qui se rattache, spécifiquement, à un travail de collaboration sur le mouvement et le son. Cette performance est, peut-être, ce que Simone Forti et Peter van Riper ont fait de plus abouti, dans le cadre de ces recherches. La performance est divisée en dix tableaux. Nous n'étudierons, ici, que les tableaux qui nous semblent significatifs des rapports danse/musique, en improvisation. La performance s'ouvre sur une " invocation sonore " : Peter van Riper joue du molino, du moku gyo (cloche japonaise en bois), ou du mbira (piano à pouce africain). Le molino est un tuyau flexible, généralement utilisé pour raccorder les appareils à gaz. " Lorsque Peter joue, il se déplace à travers tout l'espace, derrière et devant le public. Le public écoute, découve l'espace où la performance va avoir lieu. Il regarde la danseuse assise par terre, qui écoute. " Ici le musicien prend possession de l'espace, de la même façon qu'un danseur le ferait. Il fait découvrir l'espace au public, par le son, avant que Forti ne l'investisse par le mouvement. Il est intéressant de voir, que la danse et la musique ne partagent pas seulement le temps d'une durée, comme le croyaient Cage et Cunningham, mais qu'elles partagent aussi un espace en commun, comme cette performance le souligne particulièrement bien.
Dans le second tableau, Day night, Simone Forti décrit ainsi le rapport qu'elle entretient avec la musique : " La musique de Peter, Transverse saxophone, a évolué à partir de scéances de travail en collaboration, l'influence entre nous étant très intuitive. Il s'agit davantage de partager une disposition d'esprit qu'une quelconque structure ou réseaux d'images(sic). Je n'ai fait que travailler sur le mouvement qui récemment m'intéressait le plus, pendant que Peter travallait sur sa nouvelle pièce, une séquence de sons assourdis, étendus, le saxophone tenu horizontalement. " Dans ce tableau, musique et danse évoluent parallèlement, dans une improvisation intuitive. Nous trouvons dans ce tableau, un aspect important de ce que la performance, comme nouvelle conception du spectacle, a apporté au rapport danse/musique : danseur et musicien, chorégraphe et compositeur étant physiquement engagés sur la scène, ils agissent sur un même plan d'égalité, et dans une plus grande complicité.
Circling, le quatrième tableau, est une recherche sur le mouvement circulaire, à partir de la force centrifuge. " J'ai trouvé que je pouvais décrire un petit cercle, m'inclinant lourdement vers le centre, tenue par la force centrifuge. " La musique suit ce mouvement de danse, elle " consiste en des ensembles rapides, répétitifs, de hautes fréquences, qui sont joués de façon circulaire, sur un saxophone sopranino en mi bémol. Parfois mes enjambées, cercles, slaloms, coïncident avec les sons miroitants, mais le plus souvent nos propositions se mêlent et s'écartent. " Ici danse et musique évoluent dans les mêmes structures : le cercle et la répétition. Nous verrons plus loin, que cette improvisation est issue du courant minimaliste, dans lequel la circularité et la répétition sont à la base du processus de composition.
Dans l'avant dernier tableau, le son et le mouvement sont liés de façon très étroite. En effet, le musicien participe, dans ce tableau, à la danse, en même temps qu'il joue : " Dans cette partie, Peter joue du saxophone soprano sur une bande enregistrée. ( ...). Tout en jouant, Peter se promène. Puis, je m'allonge à terre et commence à me tourner et à bouger comme pendant le sommeil. Un de ces mouvements consiste à me tourner sur le dos puis sur le côté, imposant un coup de fouet, à la colonne vertébrale, répété sur le côté, (qui) me propulse sur le sol. Tantôt suivant les sons du saxophone en direct, tantôt ceux précédemment enregistrés, je remonte, pivotant.... " Le musicien entre dans le territoire de la danseuse, pour prendre part à la chorégraphie, comme un danseur à part entière. Ici les frontières se brouillent, se chevauchent; le musicien est danseur et compositeur, la danseuse est chorégraphe...
Cette performance de Simone Forti et Peter van Riper, donne un bon aperçu des ouvertures que la performance improvisée, offre à la danse et à la musique. Nous pouvons résumer ces rapports en quatre points : 1) la musique n'est pas seulement présente, par le son qu'elle émet ; mais le musicien est présent physiquement sur scène, ce qui l'amène à spatialiser la musique, c'est-à-dire, à ouvrir de l'espace avec le son, comme le danseur ouvre l'espace avec les mouvements de son corps. 2) Par cette présence physique, le musicien peut participer à la chorégraphie, comme un danseur à part entière. 3) Les rapports danse/musique peuvent être structurels : c'est lorsque la danse et la musique se font répétitives. 4) Enfin musique et danse peuvent librement improviser en s'épousant, s'opposant, ou en étant indifférentes l'une envers l'autre, placées sur un même plan d'égalité.
Steve Paxton est l'autre grande figure de l'improvisation. Danseur chez Cunningham, il participe à l'aventure du Judson Group, mais surtout, il est l'inventeur, dans les années soixante-dix, du Contact Improvisation : " une forme de mouvement dans laquelle, par l'essence même du contact, du toucher et de l'échange de poids, une communication interactive très vivante survient, ce qui amène deux personnes à improviser simultanément de façon à suivre l'autre, comme dans une conversation. "
Dix ans auparavant, dans les années soixante, Steve Paxton se proposait de réduire la distance, qui sépare l'art de la vie. Il employait alors, les mouvements des activités de la vie quotidienne, comme des ready-made : manger, boire, marcher, s'assoir, sourir, s'habiller, se déshabiller... étaient autant de mouvements, qui constituaient les performances de Paxton. En 1967, Paxton exécuta une performance qui marque l'apogée de ces expérimentations : Satisfayin'Lover. Plusieurs dizaines de participants marchaient de gauche à droite, s'arrêtant, s'asseyant, repartant... Bien que ces performances n'aient pas directement rapport avec la musique, parce que le plus souvent dansées en silence, ces recherches ne sont pas, toutefois, sans rappeler celles de Cage. A ce propos, selon Steve Reich, le Judson Group représenta pour la danse, un travail équivalent à celui de Cage pour la musique, " encore plus, curieusement, que le travail de Cunningham – que l'on pense aux ressemblances entre Satisfying' Lover, la danse marchée de Paxton, et 4'33'' de Cage. "
Mais revenons aux années soixante-dix, avec le Contact Improvisation de Steve Paxton. Là encore, le rapport avec la musique est indirect, puisque ces performances peuvent se danser sans musique. Aussi le Contact Improvisation soulève-t-il des problèmes théoriques, sur les rapports danse/musique qu'aucune pratique n'avait soulevés auparavant. En parlant de son travail, Steve Paxton dit que " c'est une forme de perception, plutôt qu'une forme d'art ." Dans " l'art des sens ", Steve Paxton pose le problème, cher à Platon et à Gorgias, qu'est la communicabilité des sens entre eux. Du point de vue de la perception, en effet, le rapport entre la danse et la musique est le rapport entre deux sens, la vue et l'ouïe. La question est : existe-t-il une communication possible entre les sens ? Autrement dit, comment la rencontre entre deux arts, la danse et la musique, qui appartiennent à deux perceptions différentes, la vue et l'ouïe, est-elle possible ?
Durant huit années, de 1985 à 1993, Steve Paxton ne cesse d'improviser sur les Variations Goldberg de Bach, interprétées par Glenn Gould. Après ce travail, il enchaîne avec les Suites anglaises de Bach, toujours interprétées par Gould. La relation que Paxton entretient avec la musique, est essentiellement perceptive : " je pense que cette musique a pénétré dans mon système nerveux. Sa façon de jouer [celle de Gould] est tellement percutante, il fournit un tel enchaînement d'idées dans un seul instant musical, que ça me donne la possibilité de jouer à l'intérieur même de sa propre complexité. " A chaque improvisation, Paxton parvient à percevoir la musique de façon différente, et à ne pas se laisser enfermer dans un seul mode d'improvisation. Ainsi, l'improvisation amène Paxton à avoir une relation à la musique, tout à fait singulière : elle l'oblige à avoir une écoute nouvelle, une perception musicale toujours neuve, alors que l'enregistrement reste le même et ne réserve, a priori, aucune surprise. C'est un travail plus intérieur auquel se livre Paxton, un travail d'écoute, qui l'oblige à oublier, à s'étonner pour la même chose, à contrarier une écoute, qui se contenterait de flotter sur ce qu'elle croit déjà connaître.
Les courants minimalistes, en danse et en musique, sont historiquement liés. La Monte Young participa, comme nous l'avons vu, au cours d'Ann Halprin, et fut, par là, dès le commencement du mouvement, en relation avec la danse. Terry Riley, Philip Glass, Steve Reich eurent, eux aussi, de nombreux contacts avec les danseurs du Judson Group. Néanmoins, nous voudrions montrer que le rapport n'est pas seulement historique, mais qu'il appartient intrinsèquement au mouvement minimaliste, autrement dit, qu'il existe quelque chose, à l'intérieur du courant minimaliste, qui lie de façon immanente, la danse et la musique.
Meredith Monk est une artiste un peu à part, dans le courant minimaliste. Elle intervient lors de la deuxième période du Judson Group (1965-68). Elle se définit elle-même, comme une " performance artist ", et travaille dans la branche du théatre musical (" musical-theater "). En effet, elle est à la fois danseuse, chanteuse, comédienne, et utilise ces différents moyens lors d'une même performance. Ses performances tissent, ainsi, des relations tout à fait particulières, entre la danse et la musique. Sa formation est intéressante, puisqu'elle apprend la danse et la musique, par la méthode de l'eurythmie de Dalcroze, qui est une pédagogie de la musique à travers le rythme et le mouvement corporel. Dès l'enfance Monk apprit, donc, à jouer de la musique en relation avec les mouvements corporels. Elle écrit : " I remember loving those classes because it really was a combination of body and music. Because I started so early with putting those two things together, I think that I've always kept them together. That sense of body in the singing...it's something that I still believe in very strongly; there's no separation. "
16 Millimeter Earring est une des premières pièces importantes que crée Monk, en 1966. Dans cette performance, elle inclut des images, un film, de la musique et de la danse. La musique est une bande de sons, qui s'accumulent et tournent en boucle, jusqu'à ce que, finalement, trois boucles se superposent. Il s'agit, en fait, d'une performance intermédia. Mais ce qui frappe le plus, dans ce spectacle, c'est l'unité de ses formes artistiques. A la différence de Cunningham, qui faisait appel à des musiciens, des plasticiens, des vidéastes extérieurs, Monk peut diriger, grâce à sa formation, l'ensemble des dispositifs, ce qui donne une unité à la perfomance. " Ces éléments comme le chant, la danse, les contes, la fabrication d'objets, ne sont pas séparés, ils ne sont qu'une seule et même chose, comme une seule énergie qui se manifeste de différentes manières. Ces éléments doivent être pensés d'une façon fluide, flexible, comme est d'ailleurs organisé l'équilibre de mes pièces. Mon but est d'orchestrer les sens, de travailler sur les niveaux d'émotion et sur l'esprit, vraiment sur l'esprit. " On peut même dire que Monk est, pour cette performance, à la fois le sujet et l'objet de cette unité. Le sujet, parce que, comme nous l'avons vu, elle décide de la place de chaque média, au sein de la performance ; l'objet, parce qu' elle est elle-même, l'objet matériel de cette performance : " it was personal in a way that I let myself use myself -anything that I had- as material. "
Le spectacle le plus marquant de ses premières années de performer, fut sans doute Juice, en 1969. Dans ce spectacle -car ici on ne peut plus parler de happening, tellement la pièce est structurée-, Meredith Monk axe les rapports danse/musique sur les problèmes de l'espace. Juice est, en effet, une pièce qui va se jouer dans trois lieux différents : le musée Guggenheim de New York, le Minor Latham Playhouse à Colombia, et un espace intime au fond du Minor Latham. Les spectateurs n'avaient qu'un seul billet, pour les trois emplacements d'un même spectacle, qui s'étalait sur une période d'un mois et demi. Dans chaque lieu, Monk tente de rendre compte de l'espace, par le mouvement et par le son. Si le spectacle se diluait dans le temps, il tendait, en revanche, à se rétrécir dans l'espace, pour créer, selon les propres termes de Monk, un effet zoom (" zoom-lens "). En effet, les trois emplacements vont en ordre décroissant de superficie, si bien que certains éléments du spectacle vont être réduits, au fur et à mesure. Par exemple, au musée Guggenheim, il y avait quelqu'un qui chevauchait un cheval, à l'extérieur du musée; au Minor Latham, cette même personne chevauchait un cheval de bois ; et dans l'espace intime, il y avait une petite figurine de cheval. De même, la qualité sonore des emplacements, était très différente selon les salles : autant le Guggenheim ressemblait, accoustiquement, à une cathédrale, autant le Minor Latham avait un son beaucoup plus cru et sec. Le spectacle de Monk avait pour but de rendre ces architectures vivantes. Au Guggenheim, Monk utilisa bien sûr l'escalier en spirale, pour créer de nombreux effets sonores et visuels; notamment, lorsque quatre-vingt-cinq personnes descendaient l'escalier, en courant le long de la rampe en spirale, on avait l'impression que le bâtiment tournait comme une vis. A un autre moment, le public était assi par terre, en bas du bâtiment, et voyait venir des bras qui passaient par dessus la rampe; à chaque fois que leur bras passait de l'autre côté de la rampe, les acteurs chantaient une certaine note, puis revenaient à une autre note, quand leur bras revenait de l'autre côté. Dans le troisième emplacement du spectacle, beaucoup plus petit et plus intime que les deux autres, il ne restait des personnages que leurs costumes; l'essentiel se passait sur un écran vidéo, où l'on voyait la figure de quatre personnages, dont Monk, qui figuraient le long des deux autres spectacles.
Monk se concentre, après Juice, sur ses qualités vocales. Elle laisse de côté la danse, comme exercice technique, mais continue d'utiliser le mouvement dans ses spectacles, de deux manières : comme accompagnement rythmique d'un chant, ou encore, pour illustrer un personnage ou une histoire. Aussi, la référence au mouvement est-elle constante dans son oeuvre. Mieux encore, on peut dire qu'elle est intimement liée à son travail de théatre musical. Monk est connue pour la grande variété de sons de " voix " qu'elle produit. Lorsqu'on lui demande comment elle développe cette multiplicité de sons, force est de constater qu'elle compare son travail à celui d'un chorégraphe : " I wanted to find a vocabulary that was built on my own instrument, the way that choregrapher finds movement built on their own instrument. " Ses recherches vocales sont très diverses; elle va puiser aussi bien dans les chants folkloriques, dans la musique traditionnelle (avec les techniques de chant antiphonique et diphonique ), que dans la musique pop, la musique classique et la musique contemporaine (elle imite les bavardages, les cris, les appels, les pleurs...). Elle considère le langage comme un écran, entre les émotions et l'action, et recherche une communication directe, qui éviterait le stade du langage, pour être réellement en relation avec une émotion très primaire et directe. Elle résume elle-même son travail, en ces termes : " Je crois que la musique constitue pour moi un immense champ d'action ".
Mais ce qui unit, intrinsèquement, danse et musique pendant cette période, c'est une même appréhension de la temporalité. A propos des musiciens dits répétitifs, Michel Redolfi écrit : " C'est vrai, ce sont des musiciens d'instant par instant, qui barrent les perspectives totalisantes.(...) Les " répétitifs " parviennent en tout cas, dans leurs travaux, à faire oublier le temps, par un découpage toujours plus resserré de son occurrence. C'est un jeu très subtil, et très beau, de " trompe-l'oreille "-pourrait-on dire !. " Cet art de l'instant, nous l'avons déjà vu à l'oeuvre, dans les improvisations dansées de Forti et Paxton. Mais cette appréhension du temps, fait aussi penser au travail de Lucinda Childs.
Avant l'oeuvre qui la fit mondialement connaître, Einstein on the Beach (avec une musique de Phil Glass), Childs eut rapidement une attirance pour les mouvements répétitifs. On peut citer Untitled Trio (1968), qui est une des premières pièces répétitives de Childs. Dans cette pièce, bien que le matériau soit répétitif, la même chose n'est jamais répétée deux fois. Les trois danseuses étant placées sur une grille, et faisant des mouvements très simples, comme s'agenouiller, s'assoir, se coucher, rouler, s'accroupir..., il y avait toujours une variation, soit dans le mouvement de la séquence elle-même, soit dans la vitesse, soit dans la localisation dans l'espace, soit dans la relation (perpendiculaire ou parallèle) avec les autres danseurs. De même, Particular Reel (1973) commence par une phrase de trois minutes, constituée de révolutions circulaires des bras se déplançant à l'horizontale ou à la verticale, de rotations du haut du torse, et d'une marche qui alterne les marches avant et arrière. La structure de cette danse est intéressante : lorsque la phrase initiale va être répétée, les mouvements sont enchainés, en commençant par la fin et en terminant par le début : 12345654321234567 (structure de la performance avec la phrase finale, 7). Quelques soient les combinaisons ou les agencements, les mouvements répétés provoquent, comme en musique, une forte prise de conscience de l'instant, du moment présent, et non plus du temps dans sa durée (passé, présent, futur).
La structure cyclique est aussi très chere à Phil Glass. On trouve, par exemple, des schémas rythmiques de longueurs spécifiques, dans l'ouverture de la première scène d' Einstein on the Beach, " Train ". En surimposant deux schémas rythmiques de longueur différente, Glass parvient à créer des structures en extension, c'est-à-dire, " des cercles dans les cercles ". Dans l'exemple que nous donnons, il y a trois répétitions pour la partie supérieure, qui comporte quatre temps (huit croches); et quatre répétitions de la partie inférieure, qui fait trois temps (trois noires). Au total, nous avons 3 x 4 = 12 temps, et à la fin de ces 12 temps, les deux parties se retrouvent au point de départ.
Einstein on the beach marque un tournant, dans l'esthétique de la danse et de son rapport à la musique. Lucinda Childs le perçoit ainsi : " Pour la génération Judson, il n'y avait que les galeries, les musées, la rue, qui étaient reconnus comme lieux possibles. J'allais quitter la post-modern-dance pour devenir postmoderne. Dans le sens où on l'entend en architecture. A savoir, faire des choses déjà vues mais d'une manière différente. Comme Bob Wilson qui, dans le cadre du théâtre traditionnel, redéfinit l'espace, le transforme. " Dominique Frétard commente cette citation de Childs : " Pour faire court : la post-modern dance, phénomène typiquement américain, spécifique des années soixante et soixante-dix, se fond en partie dans le courant postmoderne, qui s'affirme au tournant des années quatre-vingt. La préposition " post " étant dans les deux cas, selon le chorégraphe, " utile pour dire que nous n'étions pas des pionniers. Que nous n'allions pas trouver de nouvelles méthodes ni de nouvelles techniques. Nous allions utiliser un matériel qui existait, mais de façon différente. "
Historiquement, il est difficile de savoir si l'idée a d'abord germé en danse ou en musique. On peut dire que les deux mouvements avancent conjointement, bien que la musique semble parfois précéder la danse, comme le laisse à penser Steve Reich : " Au cours de ces dernières années [1973], les mouvements musicaux ont plus ou moins précédé des développements similaires en danse. Il faut espérer que, dans le futur, ils se produiront simultanément. "
Mais il existe un autre procédé, qu'utilise Phil Glass dans Einstein on the Beach, et qu'il nomme " additive process ". Il décrit ainsi son procédé : " Additive process is one of those very simple ideas that can quickly lead to very complicated procedures. It can easily be explained : a musical grouping or measure of, say, five notes is repeated several times, then is followed by a measure of six notes (also repeated), then seven, then eight, and so on. A simple figure can expand and then contract in many different ways, maintaining the same general melodic configuration but, because of the addition (or subtraction) of one note, it takes on a very different rhythmic shape. Example A, taken from the first Trial scene of Einstein, shows this process as played in the violin part. " Nous repronduisons l'exemple que donne Glass :
Ce procédé, que Glass nomme " additif ", ressemble, structurellement, à ce que Trisha Brown nomme un procédé accumulatif. La première " accumulation " de Brown, date de 1971. Elle durait 4'30'' sur Oncle Tom's Band des Grateful Dead. Dans la série d'accumulations qu'elle produit ensuite, elle n'utitlise pas de musique. Dans Group Primary Accumulation, par exemple, le principe est simple : quatre danseuses couchées sur le dos enchaînent simultanément la même série de mouvements dans le silence; un peu avant la fin de la série, qui dure environ une minute, elles rajoutent un mouvement, puis répétent le tout depuis le début, en ajoutant à chaque fois un mouvement un peu avant la fin. Le principe est étrangement similaire à celui de Phil Glass, et produit le même effet que lui, sur le spectateur.
Pour comprendre l'effet que produisent ces structures répétitives, auditives et visuelles, il faut revenir à l'oeuvre considérée comme la première oeuvre répétitive : il s'agit de In C, que Terry Riley composa en 1964. Le principe de composition est simple : les musiciens doivent répéter 53 formules mélodiques et rythmiques de la partition, dans un laps de temps, compris entre 45 et 90 minutes. Comme nous le soulignons plus haut, l'effet produit devient, alors, aussi important que le processus de composition; et sur ce point, la musique répétitive tend à s'éloigner de Cage, qui a tendance à privilégier les processus compositionels et à laisser le résultat hors de sa maîtrise. L'effet produit par ces superpositions et " tuilages " successifs, est une impression de fascination auditive pour la musique, et visuelle pour la danse, fascination que Riley compare à la prise de drogue.
Mais nous pourrions même aller plus loin, et dire que la répétition obéit, pour cette période qui tourne autour des années soixante-dix, au même but en danse et en musique. Dans le texte ci-dessous, Wim Mertens parle de la musique répétitive, mais nous voyons bien que nous pourrions étendre ce qu'il dit de la musique, à la danse : " Dans la musique traditionnelle, la répétition est employée dans un contexte de préférence narratif et téléologique. [...] On caractérise la musique des " compositeurs répétitifs " américains comme non narrative et non téléologique. Leur musique abandonne les schémas traditionnels et harmoniques -fonctionnels de la tension et de la détente, et renonce (tout du long) aux schémas classiques de forme, et au discours musical qui en fait partie (traduit musicalement par l'exposition de thèmes contrastés – développement – fin - synthèse). À la place, s'installe un déroulement sans finalité, dans lequel l'auditeur n'a plus à subir le développement musical comme contrainte. " La répétition pour la répétition, ou une répétition sans finalité, c'est-à-dire, dénuée de tout sens formel : tel semble bien être le principe commun à la danse et la musique répétitive.
Toutefois, l'analogie structurelle entre la danse et la musique répétitives, est tellement forte, qu'il semble parfois, que la danse ne fait que répéter ce que fait la musique, et réciproquement. Or, sur ce point, Lucinda Childs écrit : " Phil Glass, qui était venu voir ma danse, qui repose sur des comptes 1-2, 1-2-3, la trouvait trop près de sa musique. Il ne voyait pas l'intérêt de mettre ensemble, des choses trop identiques. Alors j'ai beaucoup réfléchi, et j'ai trouvé une manière très différente de celle de Cage et de Cunningham, de mettre ensemble musique et danse. Il fallait que je joue à l'intérieur même de la musique de Phil Glass, suivre les accents, les basculer, les contrepointer. "
Enfin, nous voudrions terminer cette évocation complexe des rapports danse/musique au sein du courant répétitif, en étudiant la place du corps, dans ce courant. Nous semblons toucher, comme nous allons le voir, à quelque chose de fondamental dans l'élaboration de ces rapports. Partons, d'abord, du rapport qu'entretient la musique répétitive avec le corps. Le corps du compositeur est exposé au risque de sa propre composition, puisque, comme nous l'avons vu, le compositeur est aussi l'interprète de ses oeuvres. Or, selon Redolfi, par une sorte de renversement, si le corps du compositeur est actif, celui du spectateur est passif. C'est la grande activité cérébrale, l'excitation, qui est sollicitée au détriment du corps; " la " restriction "corporelle favorise énormement l'ouverture psychique " écrit Michel Redolfi. Ainsi, l'auditeur qui écoute de la musique répétitive serait dans une sorte de passivité corporelle, qui accélèrerait l'activité cérébrale. Cela fonctionnerait, grosso modo, selon le principe des vases communiquants : plus le cerveau s'agite, moins le corps est actif, et réciproquement. Bien que nous puissions toujours être sceptique, lorsque nous voyons poindre un dualisme, et a fortiori, celui de l'esprit et du corps, l'hypothèse de Michel Redolfi passe outre, et se poursuit par une analyse d'un corps imaginaire : " On peut, d'autre part, penser que l'absence de mouvement corporel dans une écoute, permet à l'auditeur d'avoir un corps imaginaire très libre, un corps-fantasme qui ne pourrait être s'il remuait. " Malgré une conception de la musique répétitive aux fondements discutables, il se fait jour ici une dimension intéressante, sur laquelle nous devons nous arrêter. L'idée que la répétition produit une figure imaginaire d'un corps en mouvement, c'est-à-dire, celle d'un autre corps que le corps organique et fonctionnel, montre qu'il existe dans cette musique " quelque chose " qui rejoint la danse. Or c'est précisement ce corps, à la limite de la corporéité, que va tenter d'exhiber le danse répétitive, relevant en cela un véritable défi. Ici, nous parvenons à entrevoir les rapports intimes qu'entretiennent la danse et la musique répétitives.
Alwin Nikolaïs est une figure un peu à part, dans la seconde moitié du XXème siècle. De formation Nikolaïs est pianiste; vers l'âge de 16 ans, il accompagne les images des films muets sur des orgues. Cette formation, singulière pour un chorégraphe, lui sera par la suite d'une aide précieuse : elle lui enseigne mieux que n'importe quelle autre formation, les rapports entre le son et le mouvement. Il apprend ainsi, à suivre les inflexions d'une histoire, à instaurer différents rapports avec le mouvement des images. En danse, il est attiré par l'expressionisme allemand de Mary Wigman, et travaillera avec ses plus fidèles représentantes aux Etats-Unis, à savoir, Truda Kaschmann, et surtout, Hanya Holm. Au départ, ce qui le fascine chez Wigman, ce sont les percussions dont elle se sert pour accompagner ses danses. C'est par ce biais que le musicien qu'il est, s'intégre à l'univers de Wigman. Entre 1935 et 1937, il dirige au service des parcs de Hartford, un théâtre de marionnettes où il apprend à manier les effets dramatiques, surréalistes, comiques, dont il se souviendra plus tard pour ses chorégraphies. Enfin, il important de souligner qu'il travailla avec cet homme, qui enseignait la composition chorégraphique chez Graham, et que Cunningham rencontra et estima toute sa vie : Louis Horst. Horst et Nikolaïs ont en commun la musique, et quand on connaît l'enseignement de Horst, on peut imaginer qu'il lui apprit à organiser ses mouvements, suivant les structures rythmiques, mélodiques et harmoniques d'une musique.
On pourrait s'étonner de voir Nikolaïs apparaître dans la seconde moitié du XXème, et non dans la première, avec Martha Graham. Or, bien qu'il soit né en 1912 et que ses premières chorégraphies datent des années quarante, il acquiert son propre style dans les années cinquante, lorsqu'il se voit confier la responsabilité de créer et d'organiser un département danse, au Henry Street Playhouse. Il dit lui même : " Ma conception d'un théâtre total débuta de façon consciente vers 1950.... " Cette conception d'un " théâtre total ", comme l'appelle Nikolaïs, constitue, en fait, les prémices de ce que l'on appelera plus tard, l'art intermédia.
Mais ce qui sans doute reste le plus marquant, c'est la façon dont il travaillait et mettait en rapport le son et le mouvement. D'après Carolyn Carlson, qui dansait dans sa compagnie, Nikolaïs composait la chorégraphie, les costumes, les lumières et la musique, dans une même foulée. Les mouvements dansés étaient souvent ce qui venait en premier lieu. Puis, lorsque venait le temps de composer la musique, Nikolaïs s'asseyait dans la salle du Playhouse, et observait les mouvements des danseurs, en tapant simultanément les rythmes que lui inspirait sa chorégraphie sur un micro, qu'il tenait dans sa main. C'est à partir de cette bande sonore, sur laquelle étaient enregistrées les structures rythmiques de la chorégraphie, qu'il composait ensuite des arrangements pour synthétiseur. On reconnait dans son approche musicale de la danse, l'héritage de Wigman qui, comme nous le disions plus haut, utilisait les percussions comme supports rythmiques de son cours. Mais dans l'art d'improviser des rythmes, pendant que les danseurs dansent, son expérience d'accompagnateur de film muet a dû beaucoup l'aider.
Dans ses premières danses, il fait jouer par ses danseurs, des instruments qui sont des jouets d'enfant. Rapidement, Nikolaïs fait l'acquisition d'un magnétophone, qu'il utilise pour ralentir, accélérer la vitesse, ou inverser les sons. Son souci était de créer une musique qui adhère à la structure de sa chorégraphie (et non l'inverse), afin de donner à la danse, le maximum d'indépendance par rapport au phrasé musical. Il avait une véritable passion pour les nouveaux sons. Si bien qu'il s'est constitué une bibliothèque sonore avec des sons de bruits, de voix ou de percussions, à l'instar des musiciens concrets en France.
En 1963, il créa Imago, qui est une oeuvre importante. La musique en est particulièrement soignée. James Seawright, qui à cette époque était son assistant de production, avait enregistré au Colombia-Princeton Center for Electronic Music, une banque de sons. C'est avec ce matétiel que Nikolaïs créa sa première partition avec des sons de synthèse. Imago reçut, en 1968, le Grand Prix de Paris.
C'est durant cette période que, par l'intermédiaire de James Seawright, Nikolaïs rencontra Robert Moog, l'un des inventeurs des premiers synthétiseurs. Grâce à une aide de l'association Guggenheim, Nikolaïs acheta son premier synthétiseur. The luscious Tent(1968), the haunting Echo(1969), the wild and hysterical Scenario (1971) et Crossfade (1974) ont toutes été composées à partir d'un synthétiseur Moog.
Par la suite, Nikolaïs n'utilisa que des claviers de synthétiseur, pour ses oeuvres : Guignol (1977), Arporism(1977), Gallery(1978), Pond (1982), Crucible (1985), Blank to Blank (1987).
Nikolaïs ne composa pas d'oeuvre exclusivement musicale. Sa musique s'inscrit toujours, dans un projet plus large qui comprend la chorégraphie, la musique, mais aussi les costumes et accessoires, les lumières et les décors. Si Cunningham est un pionnier dans l'art du multimédia, Nikolaïs l'est dans l'art de l'intermédia. Son oeuvre musicale est très prolifique, puisque l'on peut compter entre 1955 et 1967, quarante oeuvres électro-acoustiques, de durée variable, oscillant entre 3' et 90'. Or, Nikolaïs ne cessa de composer jusqu'au début des années quatre-vingt dix, ce qui rajoute encore quelques dizaines d'oeuvres à son répertoire.
Un paradoxe ressort de cette période postmoderne : en partant de la libération que Cunningham apporta à la danse et Cage à la musique, les postmodernes sont parvenus à des effets inverses, de ceux de Cage et de Cunningham. Pour employer une métaphore, nous pourrions dire que la danse de Cunningham et la musique de Cage, Tudor, Mumma et les autres..., se tournaient mutuellement le dos : chacun préparait sa partie séparement, et se retrouvait au moment de la performance, avec un seul dénominateur commun, le temps. Chez les postmodernes, danse et musique se regardent face à face : les structures musicales et chorégraphiques se superposent (Childs, Brown/ Riley, Reich, Glass); la perception musicale s'affine, et essaie de faire varier les différentes écoutes d'une même oeuvre (comme dans le Contact-improvisation de Paxton). L'interdépendance entre les arts (musique, danse, costumes, lumières...), c'est-à-dire l'intermédia, prime sur l'autonomie des arts entre eux ou le multimédia (Monk, Nikolaïs). On prend aussi conscience que, si la danse et la musique partagent un temps en commun, elles partagent aussi un espace en commun (Simone Forti et Peter van Riper).
Aussi ces transformations entre les rapports danse/musique ne se sont pas passées, sans laisser un héritage pour les générations suivantes. Comment les générations suivantes ont-elles réagi face à la danse postmoderne ? Quelles influences ont-elles garder ? Quelles sont celles qu'elles ont rejetées ?
Chapitre III : L'héritage postmoderne
Les années quatre-vingt et quatre-vingt dix, aux Etats–Unis, ont été pour les danseurs, les musiciens et les artistes en général, des années difficiles. A une période de relative prospérité et de libération, succède l'ère Reagan, qui ouvre une période d'austérité amenant la réduction des quelques subventions d'Etat, pour l'art, distribuées par le National Endowment for the Art (N.E.A). La mauvaise conjoncture économique et la progression du chômage, font que les compagnies les mieux établies, connaissent de réelles difficultés financières, alors que les autres, se voient contraintes de se dissoudre. N'oublions pas que les années quatre-vingt sont marquées, aux Etats-Unis, par l'arrivée du SIDA, qui agit comme un raz-de-marée dans les milieux de la danse et de la musique. Certains artistes américains utiliseront cette thématique de la maladie et de l'exclusion, dans leurs spectacles. Une solution pour échapper à la banqueroute, consiste, pour beaucoup, à faire de longues tournées en Europe, où les artistes semblent mieux protégés. Une des conséquences de cet " exil ", est que l'ensemble de l'héritage postmoderne est plus européen (français et belge principalement), qu'américain. Nous développerons prochainement (dans une thèse), l'héritage du postmodernisme en Europe, mais pour rester dans le cadre de notre sujet, nous ne nous attacherons, ici, qu'à l'héritage du postmodernisme pour les américains.
3.1 L'héritage de Nikolaïs :Carolyn Carlson et Susan Buirge
Carolyn Carlson est soliste, dans la troupe de Nikolaïs. En 1972, elle se fixe en France. C'est en 1973, qu'elle se fait connaître, avec son solo Density 21.5, accompagné d'une musique de Varèse. Engagée comme danseuse-étoile, à l'Opéra de Paris, par Rolf Liebermann, elle y anime, tout à fait en marge de l'institution, une petite formation, le Groupe de recherche théâtrale de l'Opéra de Paris.
De Nikolaïs, Carlson hérite la façon dont elle construit ses cours de danse. Un percussionniste est toujours présent, pendant ses cours. Cet héritage d'une danse accompagnée de percussions, vient, avant Nikolaïs, de Mary Wigman, et avant Wigman, de Jaques-Dalcroze, dont la pédagogie proposait, comme nous l'avons vu, un enseignement du rythme et de la musique, par le mouvement. Carlson garde aussi de Nikolaïs, la figure du pantin désarticulé, de la marionnette clownesque, notamment lorsqu'elle enchaîne de petits gestes saccadés, puis des gestes d'une grande fluidité. Dans son rapport à la musique, elle reste intuitive, et cherche de nouvelles pistes dans le domaine de l'improvisation. Elle fit, en effet, de nombreux spectacles avec Barre Phillips, John Surman, Joachim Kühn ou Michel Portal, spectacles dans lesquels la musique et la danse sont improvisées. Si Forti projetait la danse, et van Riper la musique, dans un espace et un temps qui leur étaient extérieurs, Carlson tente de réduire les rapports danse/musique, à un espace intérieur, pour les faire fusionner ensemble. Dans cet espace intérieur, elle recherche, selon ses propres mots, à faire écouter le mouvement et à faire voir la musique. Elle travaille donc, à un langage commun entre la danse et la musique, qui serait le langage de l'espace intérieur, c'est-à-dire, d'un espace poétique ou métaphorique, constitué d'images visuelles. Elle dit : " ...quand j'écoute le quatrième concerto pour piano de Beethoven, je vois toujours des anges et des choses surréelles, comme Magritte - un jour je voudrais en faire la chorégraphie. " Ou encore : " J'aimerais (...) persuader Arvo Part de me laisser utiliser certaines de ses musiques, que je trouve formidablement porteuses d'images. " Ce sont ces visions intérieures, ces images qui lui viennent lorsqu'elle écoute de la musique, qu' elle prend pour point de départ de ses chorégraphies ou improvisations. Elle dit s'inspirer de la conception de Bachelard de l'image poétique, telle qu'il la développe dans La poétique de l'espace.
Ses chorégraphies ne se rattachent pas à l'univers abstrait de la danse postmoderne (Trisha Brown, Lucinda Childs), mais s'apparentent plutôt à un théâtre surréaliste, nourri de citations littéraires, comme le pratiquait Nikolaïs,. Elle ne recherche pas le mouvement pour le mouvement, comme on pourrait le croire de Trisha Brown dans ses accumulations, mais l'image, l'idée, ou le concept, qui peuvent soutenir son spectacle. En 1975, L'or des fous, les fous d'or faisait référence à Rimbaud, et l'année d'après, Wind, Water, Sand à Bachelard. Bien que l'on ne puisse pas parler de spectacle intermédia, Carlson a toujours le souci de réaliser une subtile alchimie, entre les lumières de John Davis, la musique, et la danse.
Dans sa structure, la chorégraphie de Carlson s'inspire, plutôt, des procédés répétitifs dont elle dit, que l'idée de changer petit à petit un schéma mélodique ou rythmique, " est en accord avec [ses] chorégraphies. " Elle dit, par ailleurs : " On aimerait parfois revenir à une musique répétitive de Phil Glass, qui permet tous les modes de fonctionnement, toutes les libertés. " Carlson travaillant beaucoup, selon ses propres mots, au " feeling ", ne se sent pas à son aise dans une musique aux structures trop rigides, qui bride son imagination. S' il a pu lui arriver de danser dans les Architectes, sur J.S. Bach, ou avec le Kronos Quartet, ou encore dans Casanova, sur Vivaldi, elle instaure, de fait, une distance poétique avec ces musiques, afin de se donner davantage de souplesse pour danser.
Susan Buirge est l'autre héritière de Nikolaïs. Elle fut, en effet, soliste dans sa troupe, pendant six ans. Contrairement à Carlson, Buirge tend plutôt vers le courant minimaliste abstrait. Si elle reste jusque dans les années soixante-dix, très influencée par Nikolaïs, elle se détache peu à peu de son influence, pour, dans les années quatre-vingt, parvenir à la pleine maturité de son style. Pour se défaire de la technique de Nikolaïs, Buirge fait appel aux procédés de hasard, un peu à la manière de Cunningham et Cage. Elle écrit à ce sujet : " Dans la formation avec Nikolaïs, chaque mouvement trouvait son mécanisme intérieur et donnait naissance à l'autre mouvement. Tout fonctionnait à l'intérieur de l'élan du corps. Ce qu'il appelait la gestalt, la forme intérieure. Après sept ans de ma vie dans cette pensée, il me semblait que les compositions se ressemblaient toujours, très dépendantes des capacités physiques du danseur. Cela ne m'intéressait ni pour moi, ni pour les autres. Quand j'ai quitté Nikolaïs, je me suis posée des questions : comment puis-je aller au-delà? Le hasard était une façon de poser ce questionnement, à l'intérieur de la chorégraphie, c'est-à-dire, de faire autrement que ce que je sais faire ou que j'aime faire. Tirer au sort est une façon d'aller ailleurs. "
Si dans les années soixante-dix, elle participe au courant minimaliste, et fait des chorégraphies sur des musiques de Phil Glass, comme Televanilla (1968) ou En allant de l'Ouest à l'Est (1976), elle travailla aussi avec Steve Kleinmann, Ragnar Grippé, Scott Johnson,Roman Sienkiewicz, Steve Lacy... En 1982, elle créa avec Jean-Yves Bosseur, Charge Alaire, pour l'aéroport d'Aix les Milles. Cette chorégraphie était originale, non seulement par le lieu, un aéroport, mais aussi par son décor, réalisé par Jean-Luc Poivret. Parallèlement au ballet des danseurs, un ballet d'avions évoluait dans le ciel. La musique de Bosseur était de la musique concrète, réalisée sur bande au G.R.M., à partir de bruits d'avions, d'annonces de hall d'aéroport mixées, auxquels venait s'ajouter, à la fin, un alto amplifié, joué par Jean-Yves Bosseur lui-même.
Dans Parcelle de ciel, Susan Buirge amorce une collaboration avec l'écrivain Marianne Alphant, qui écrit un texte à partir de l'histoire personnelle de Buirge. Cette pièce, à l'écriture soignée, s'élabore autour d'un savant découpage de l'espace scénique. L'émotion qui se dégage du jeu très formel des danseurs, est un trait distinctif de cette chorégraphie, qui rompt avec le formalisme des années soixante-dix, où l'émotion était cachée et refoulée, derrière l'abstraction des formes. A la fin des années quatre-vingt, elle entreprend un long voyage en Orient (Ethiopie, Syrie, Grèce, Japon, Inde, Taïwan, Inde...), pour étudier " comment l'espace était lu et perçu dans d'autres cultures ". Lors de ses voyages répétés au Japon, elle travaille avec le musicien et prêtre shintoïste Tomihisa Hida et son ensemble de musique traditionnelle. Elle tente alors une fusion originale, entre la musique traditionnelle du gagaku, telle que la pratique Hida, et ses chorégraphies. C'est au Japon, en effet, qu'elle semble avoir trouvé, à la fois " une culture de l'espace ",qu'elle a toujours recherchée, et une musique qui convienne à ses chorégraphies.
Michel Marcelle nomme " next wave ", le courant de danse qui succède à la danse postmoderne. Comme nous le disions plus haut, autant les années soixante-dix ont été, pour la danse, des années de grande liberté et créativité, autant les années quatre-vingt, sont marquées par le retour des valeurs puritaines, les restrictions budgetaires, le chômage, l'arrivée du SIDA...qui ne sont pas passés sans laisser de traces, sur la création artistique. On a l'impression, durant ces années, que les chorégraphes sont moins préoccupés par une recherche expérimentale, et plus soucieux de donner un sens social ou politique, à leurs spectacles. Une des premières artistes à manifester ce tournant, est Karole Armitage. Elle est d'abord danseuse chez Balanchine, avant de l'être chez Cunningham. Son entrée est remarquée, en 1980, lorsqu'elle fait un duo danseur-musicien, avec le guitariste Rhys Chatham, dans une chorégraphie qui s'appelle Vertige. Le musicien est un élément à part entière de la chorégraphie; elle instaure avec lui, des rapports qui vont de l'indifférence, à la violence physique. Sa relation à la musique n'est plus métaphorique mais physique : elle s'attaque à la source même de la musique -le musicien-, en le bousculant, le frappant... Au niveau de ses choix musicaux, Armitage suit la voie que traça son aînée, Twyla Tharp : elle assume la musique qu'elle aime, et passe d'un groupe musical punk, à la musique classique, en faisant un détour par une chanson à succès du moment... Cet éclectisme, aussi bien musical que chorégraphique, peut sembler, à l'heure actuelle, un peu surfait, mais il doit être remis en perspective, avec les conceptions musicales du courant abstrait de la danse postmoderne, qui préférait souvent danser en silence. En fait, Tharp, et par la suite Armitage, s'opposent à ce courant abstrait de la danse contemporaine, dans lequel plus aucune émotion ne devait transpirer. Le fait de ne rejetter, a priori, aucune musique ou forme de danse, a sûrement été la clef du succès du film Hair, de Milos Forman, dont Twyla Tharp avait conçu la chorégraphie. Si Tharp confronte dès les années soixante-dix, l'éclectisme musical à l'éclectisme chorégraphique, Armitage apporte à cet éclectisme, la violence des années quatre-vingt. En 1989, elle compose, avec le peintre David Sallé, Contempt, qui est une réflexion sur le couple et le mythe de l'amour, au cinéma : une danse classique, subvertie dans un univers punk, accompagnée d'un film X du peintre.
Bill T. Jones et Arnie Zane symbolisent, à eux deux, ce qu'était la next wave, aux Etats-Unis : l'un est noir, l'autre blanc, ils sont tous deux homosexuels, séropositifs, issus d'un milieu social défavorisé. Ils utiliseront cette réalité sociale, qu'ils vivent au quotidien, comme autant de thèmes pour leurs spectacles : exclusion, racisme, homophobie, sont la toile de fond de nombre de leurs chorégraphies. A ce jour, seul Bill T. Jones a survécu : Arnie est décédé en 1988, des suites du SIDA. Still/Here (1994) est une chorégraphie qui regroupe de nombreuses obsessions de Bill T. Jones. Pour ce spectacle, Jones fait appel à l'artiste multimédia Gretchen Bender, pour y intégrer des images vidéo. La musique est composée par deux compositeurs différents : pour la partie Still, il s'agit de Kenneth Frazelle, et pour Here, de Vernon Reid. Ces deux artistes sont très différents. Le premier est, plutôt, de style " traditionnel " : il compose, notamment, des chansons d'inspiration folk, pop, jazz, blues... Vernon Reid est un musicien rock noir, qui ne craint pas le discours sociopolitique ; sa musique est plus expérimentale. Le propos du spectacle est le suivant : " Si Still représente le monde intérieur d'un individu ou d'un groupe d'individus qui luttent avec une révélation troublante, Here équivaut à la sensation éprouvée en quittant le cabinet de son médecin, alors qu'on vient d'apprendre des nouvelles qui bouleversent notre vie, et qu'on doit affronter le métro de New York. " Cependant, la chorégraphie n'est pas faite à partir de l'imitation de corps malades en mouvement, ou d'autres mouvements empruntés à la vie concrète. Jones tend, de plus en plus, vers une abstraction dans son vocabulaire gestuel. Ce qui incite à le rapprocher de Trisha Brown : comme elle, il est en quête d'un certain formalisme dans sa danse. Toutefois, il reste, dans son propos, très éloigné d'elle. Jones cherche à développer les stratégies de combat contre la mort, qu'il avait apprises à reconnaître, durant la maladie et à la mort d'Arnie Zane. Jones écrit : " J'ai réalisé que les ressources nécessaires pour affronter des maladies qui mettent la vie en péril, sont les mêmes, que celles indispensables pour véritablement maîtriser la vie elle-même. " A partir de ce constat, Jones élabora une chorégraphie, qui " consistait à combiner intuitivement les gestes des survivants afin d'en faire des phrases, à sonder l'imagination de mon propre corps, ou à emprunter des formes existantes - notamment au karaté et à la capoeira - pour créer des séquences de danse expressives. " Et Jones conclut : " Tout ce qui concerne Still (...) est conçu pour évoquer un monde intérieur, à part. " Here a une part plus théâtrale, et Jones n'hésite pas à faire parler ses danseurs, et à leur faire réciter des textes. Quatre ans auparavant, Jones avait créé un spectacle, à la limite du théâtre et de la danse : " Last Supper at Uncle Toms Cabin / The Promised Land ne serait pas une danse pure, mais plutôt une construction théâtrale reposant sur plusieurs modes d'expression. Les conventions littéraires et dramatiques des XIXe et XXe siècles, s'exprimeraient par le biais de la distillation dramatique du roman de Stowe par Ann T. Green, d'extraits de Ne suis-je pas une femme ? de Sojourner Truth, des ruminations de la danseuse Heidi Latsky sur la crédibilité, et du Hollandais de Leroi Jones. " Dans cette pièce, encore une fois, le propos est sociopolitique : " Dans Last Supper at Uncle Toms Cabin / The Promised Land, je me débattais avec une série de problèmes sociaux, politiques et spirituels (le contenu), tout en affrontant les difficultés du vocabulaire de la gestuelle par opposition au texte, de l'usage de la narration et de l'impulsion de la déconstruire (la forme). Je voulais demander : Oncle Tom était-il une disgrâce pour sa race? Une vision romantique de la servitude? En tant que figure christique, se pouvait-il qu'il soit un précurseur du Dr Martin Luther King ou de Gândhi? Cette oeuvre littéraire propagandiste et pleine de bons sentiments, a-t-elle encore une portée de nos jours? Qu'est-il advenu de la courageuse notion de liberté, qui alimenta ce roman?. " Cette pièce mêle, dans un collage surprennant, un rap sur la guerre comme meurtre légalisé, des scènes de répression des Noirs, des gospels chantés par la mère de Jones, une paraphrase de la Cène de Léonard de Vinci, un débat avec un prêtre sur le SIDA, et un final dans une nudité intégrale.
Bien qu'il se dise héritier, dans son vocabulaire gestuel, de Trisha Brown, Bill T. Jones reste très préoccupé par le message sociopolitique que livrent ses chorégraphies. En cela, Bill T. Jones est un artiste de la next wave. On peut citer d'autres chorégraphes noirs, comme Ralph Lemon ou Bebe Miller, qui ont beaucoup tourné dans les théâtres downtown de New York, avec un message sociopolitique similaire à celui de Jones.
On réserve, généralement, le terme " hip hop " à la danse, et le terme " rap " à la musique. Bien qu'il y ait deux mots, il s'agit bien d'un même mouvement, qui a généré à la fois une danse et une musique. Ce courant, qui prit naissance au milieu des années soixante-dix, aux Etats-Unis, prend, de nos jours, une ampleur considérable. Les origines du rap sont plus ou moins discutées, et de toute évidence multiples : on peut évoquer le raggamuffin, la soul, le funk, Last Poets, Black Power... Son origine est très marquée, socialement et politiquement : le rap naît des ghettos noirs de Harlem et de Wax.
Définissons en quelques mots le matériel rudimentaire du rappeur : un sound-system, c'est-à-dire, un ensemble de sonorisation qui comprend deux platines, des amplificateurs, et un micro. Au fur et à mesure que le rap évolue, les sound-systems se sophistiquent, mais leur architecture de base n'est pas modifiée.
Nous allons essayer de montrer, comment cette culture hip hop créa ses propres passerelles, entre la danse et la musique. Il existe, en effet, différentes techniques musicales et chorégraphiques, que l'on peut mettre en parallèle. L'esprit du rap, avant tout, c'est le défi, le jam. Comme l'écrivent Lapassade et Rousselot : " La joute musico-oratoire est le propre du rap, elle en est le creuset originel. " On retrouve cet esprit de joute, aussi bien dans la danse, que dans la musique : les figures du danseur sont, toujours, une tentative de se surpasser et de surpasser les figures des autres ; il en va de même de la " tchatche " du rappeur. L'esprit de compétition est très fort; c'est lui qui a amené le rap, à édicter des règles musicales et chorégraphiques très strictes, qui lui servent de critères de valeur. C'est le break, une des deux familles gestuelles du hip hop avec le smurf, qui se prête le mieux à ces joutes. Le break relève, en effet, de l'acrobatie, de la technique; il demande beaucoup d'exigence et de pratique. Les figures au sol sont parfois inspirées de la gymnastique, comme le thomas; le ninety-nine est un équilibre sur une main avec un tour sur soi-même; la coupole consiste à tourner sur soi-même au sol, successivement, sur les homoplates et les pectoraux. Le but de cette danse, selon Claudine Moïse, est " la recherche de nouveaux points de gravité ". Elle écrit : " C'est aussi le cercle, le défi. Danse du combat. Mais le break c'est la base, comme ils disent tous. Il faut en passer par là, comme une école de l'exigence, de la prouesse. Il faut s'entraîner encore et encore. " Dans le hip hop, et dans le break en particulier, c'est l'espace du cercle qui domine. " Le groupe qui constitue la ronde, fait vibrer la danse, excitation, encouragements, cris, effets de stimulation, beat de la musique. Les corps dansent dans le cercle mais le rituel du conflit s'établit entre les danseurs et le corps de l'assemblée. Le public impulse l'énergie. Le cercle se déplace. Il faut pour les danseurs solliciter aussi le regard de l'autre, communiquer avec un public. Ces espaces de la danse sont ouverts au regard, pour se montrer, pour accrocher celui qui jauge, qui passe et apprécie . " Cette thématique du combat, de la joute, est très fréquemment évoquée dans les textes. Le punch, ce tonus qui fait la qualité du boxer, est la valeur première du rappeur : on parle à propos du Dj, de son punch phasing, qui est une autre technique du sound-system. Lapassade et Rousselot remarquent que le mot bruiser, le cogneur, celui qui frappe dur, celui qui fait mal, apparaît dans tous les albums. Nous citons un extrait de I go to work de Kool Moe Dee : " Je vais faire mon job, comme un boxeur, te dresser le cerveau et essayer de faire de toi un homme, comme un coup de poing ma rime te met KO, des fois ça te fait valdinguer, c'est dur à contrer. "
Une passerelle peu commune entre la danse et la musique, est l'injonction à danser, au sein même de la musique. Ces injonctions ont leur origine dans le funk. On trouve déjà en 1977, les Earth Wind and Fire dans Ectasy, développer cette thématique : " Take a chance, as you dance, in romance in a trance, to advance and expand, got a dime and a rhyme,... Prends ta chance, fais ta danse, en romance (jeux de mot to romance signifie se défouler, lâcher la bride à son imagination) dans une transe, pour t'élever et pour t'ouvrir, j'ai dix balles et une rime... " On retrouve cette thématique de la danse, dans les paroles de Public Enemy, Fear of a Black Planet : " Je dis le hip hop, le tempo hip, ah le hip qui bat le hip hip hop, Vous arrêtez pas de vous balancer au boum boum boogie, ah le boogie au rythme du vrai boogie, voilà, ce que vous entendez n'est pas un test, je rappe au tempo, et moi le chef et mes amis on va essayer de vous bouger les pieds, voyez! j'suis Wonder Mike et j'aimerais vous dire hello, au noir, au blanc, au rouge et au brun, au pourpre et au jaune... "
Il existe deux techniques de manipulation des disques, que l'on retrouve de façon explicite dans la danse hip hop : il s'agit du scratch et du cut. Ces techniques ont certainement été inventées, en 1978, par DJ Theodor (Theodor Livinstone). Ce sont des manipulations manuelles du disque, qui permettent d'obtenir des effets de répétitions, de ralentissement de cadence, d'accélération, de bégaiements. Lorsque le scratch produit l'effet de ralentissement du disque, on entend comme une vague, qui est la distorsion d'un son. Or, la vague est au principe même du smurf, appelé aussi electric boogie – l'autre gestuelle, qui, avec le break, appartient au hip hop. La vague est au principe de cette danse : les danseurs recherchent la sinuosité, les courbes. La vague part du bout des doigts, circule à travers le bras, l'épaule, inonde le corps en entier, et s'évade... Le smurf comprend aussi des formes lentes, comme le patin ou moonwalk : fausse impression qui fait croire que l'on marche, alors que l'on reste sur place.
Le cut consite à fragmenter une phrase musicale, comme pour la faire bégayer. Au sein du smurf, il existe des blocages, contraction des membres, micro-pulsions, robot ou automate. Plus récemment, on a vu apparaître, en Californie, le locking. Cette fois, on abandonne la courbe de la vague, pour des gestes plus en ligne. Enfin, le tetris est un jeu d'emboîtements, de figures égyptiennes. Les danseurs combinent des jeux de construction, avec leurs mains.
" Enfin, outre ces deux effets classiques[ le scratch et le cut], il convient d'ajouter les boucles (répétitions à l'infini d'une courte phrase musicale), empruntées à la musique répétitive de Steve Reich et de Philip Glass, ainsi que les possibilités offertes par l'informatique musicale, dont le sample (l'échantillonnage), est le plus apprécié par les rappeurs actuels. "
Peut-être a-t-on été supris de voir apparître le rap dans l'héritage des postmodernes, et pourtant, il existe bien une filiation entre les deux. La répétition est, en effet, ce qui structure fortement, et la musique et la danse. En musique, le rap est postmoderne, parce qu'il reprend " des choses déjà vues mais d'une manière différente ", selon l'expression de Lucinda Childs. C'est le principe du dubbling : créer un fond musical à partir de disques. En danse-rap, la répétition est aussi un principe moteur des chorégraphies : les mêmes mouvements sont souvent répétés plusieurs fois, jusqu'à créer les mêmes effets que la danse répétitive : captivation, la suspension de l'écoulement du temps...
Il faut signaler que le hip hop inspire, de plus en plus, les chorégraphes de danse contemporaine : Karole Armitage, avec Huckstersvof the soul, en 1993, introduit, avant tout le monde, des danseurs rap dans ses chorégraphies. En France, on peut citer José Montalvo, Karine Saporta , Regis Obadia, pour ne prendre que les plus connus. Enfin, on peut parler d'une culture rap, au sens où il y a une musique, une danse, mais aussi un art pictural le tag. On peut aussi associer à cette culture à certaines pratiques sportives, comme le roller, le skateboard, le surf des neiges, le bicross... On a pu voir que Bianka Li, dans un spectacle qu'elle donna dans le cadre du festival hip hop, en 1998, au théâtre de Surennes, introduisait dans sa chorégraphie, deux rollers sur une rampe, ainsi qu'un bicross.
Le rap et la techno ont des racines communes. Les trois musiciens noirs -Juan Atkins, Derrick May et Kevin Saunderson- qui ont inventé la techno entre 1984 et 1988, et l'ont baptisée ainsi, sont issus de la culture noire américaine. Et d'ailleurs, pour certains accros du rap, la techno n'est rien d'autre que du " rap pour discothèque espagnole ". Cependant, le goût des musiciens techno pour les musiques électroniques européennes, et notamment Kraftwerk), va faire de la techno une musique originale dont les rapports avec la danse diffèrent complètement du rap.
Le matériel du DJ techno ne diffère pas tellement, de celui du rappeur : un sound-system, un échantillonneur, un séquenceur. Le support est le même qu'en rap, à savoir le disque vinyle; même si certains constructeurs proposent maintenant des platines CD, prévues pour mixer, leur utilisation est minoritaire chez les professionnels.
Une différence majeure entre rap et techno, est la quasi-absence de texte en techno, et son onmiprésence dans le rap.
Les liens de la techno avec le postmodenisme sont mutiples. Le principe du sampling est fondamentalement une idée postmoderne, au sens où il consiste à faire du neuf avec de l'ancien. En effet, à partir d'échantillons donnés d'un disque, le DJ va re-créer un nouveau morceau, en lui faisant subir une série de transformations : répétitions, compressions, accélérations... Par ailleurs, selon Daniel Caux, la techno a des points communs avec le courant minimaliste. Il voit, en effet, dans It's Gonna Rain de Steve Reich, les prémisses de la techno. Dans cette oeuvre, Reich utlise la technique du " déphasage " : à partir de deux magnétophones, qui lisent deux enregistrements identiques, mis en boucle, on freine un des magnétophones et on obtient un effet d'écho; si on le freine encore, on obtient un " déphasage ", qui donne naissance à une nouvelle figure musicale. Cependant, on ne peut pas vraiment parler d'influence entre la musique répétitive et la techno : si les rapports entre les deux semblent aujourd'hui évident, les musiciens techno n'avaient, pour leur part, jamais entendu cette musique " de blanc cultivé ".
Le paradoxe reste que, si le rap et la techno ont des racines communes, et que l'un comme l'autre ont donné naissance à un courant musical et à une danse, leurs rapports à la danse sont complètement différents. La question sous-jacente à la techno est : existe-t-il une danse techno ? Si le hip hop est très codifié, divisé en deux grandes familles de gestes (break et smurf), la danse techno est très informelle. Pour répondre à la question, on pourrait dire que, de fait, il existe une danse techno dansée dans les raves. Les caractéristiques de cette danse sont les suivantes : c'est une danse individuel qui se danse debout, presque sans effectuer de déplacement, avec une gestuelle saccadée qui épouse les rythmes. Les membres inférieurs battent souvent la pulsation de la musique. Cependant la codification est très souple et reste encore à établir. Ce qui caractérise le mieux la danse techno, c'est la spontanéité de son langage gestuel. José Valls, qui est danseur et chorégraphe, dit que cette spontanéité n'est pas sans rappeler la dance postmoderne américaine où, comme nous l'avons vu pour le Judson Group, le principe de base était : " tout mouvement est danse ". La danse techno semble reprendre cet adage, mais elle en modifie la finalité. Alors que la danse postmoderne visait à l'effacament de toute émotion, à l'abstraction formelle, la danse techno vise au contraire à l'exacerbation des passions.
La danse techno occupe des fonctions précises : elle est une danse de parade qui cherche à séduire et parfois, sous l'effet de psychotropes (dont la plus connu est l'ecstasy), elle devient une danse de transe.
La transe est un état de conscience complexe, comme le montrent Gilbert Rouget ou Georges Lapassade. On a parfois une image faussée de la transe, parce qu'on la confond avec l'extase. Rouget dénifit l'extase par sept critères : l'immobilité, le silence, la solitude, l'absence de crise, la privation sensorielle, le souvenir et l'hallucination. Sept critères définissent la transe : le mouvement, le bruit, la société, la crise, la surstimulation sensorielle, l'amnésie et l'absence d'hallucination. Rouget conclut ainsi : " Lorsque l'ensemble des caractères d'une série est réalisé, on a affaire à ce qu'on pourrait appeler la forme pleine soit de l'extase, soit de la transe. Mais il est évidemment fréquent, que cet ensemble ne soit pas réalisé, ou que la configuration des traits offerts par un état donné soit composite. Dans le premier cas, lorsqu'il s'agit de formes pleines, la différence entre les deux états est très tranchée, dans le second elle l'est beaucoup moins. L'extase et la transe doivent donc être vues comme constituant un continuum, dont elles forment chacune un pôle, ceux-ci étant reliés par une série ininterrompue d'états intermédiaires, de sorte qu'il est difficile, parfois, de décider si l'on se trouve en présence d'une extase ou d'une transe. "
On peut se poser plusieurs questions à propos du rapport entre la musique techno et la transe : existe-t-il une musique de transe ? Si oui, la techno est-elle une musique de transe? Astrid Fontaine écrit : " La musique des raves se présente comme un ensemble de boucles, de spirales, de montées et de descentes. La nuit évolue, ainsi, par cycles qui se succèdent dans un progression d'ensemble. Ces cycles sont caractérisés par une accélération du rythme, une accentuation des sons de basse, jusqu'à une explosion de sons qui se traduit généralement par un débordement de joie des danseurs. Après ce moment de paroxysme de musique, de danse et de plaisir, l'intensité diminue et la tension se relâche. (nous soulignons) " Or, il est intéressant de remarquer que, pour Gilbert Rouget, l'accelerando et le crescendo abondent dans la musique de transe " au point que ces deux traits pourraient apparaître comme constituant de véritables universaux de la musique de possession. " Nous sommes donc amenés à penser que la techno, intrégrant, de façon structurelle, l'accelerando et le crescendo, est bien une musique de transe et que c'est sur cela, que se joue essentiellement son rapport avec la danse techno.
Cependant, quelques réserves s'imposent. Rouget cite par la suite, beaucoup d'exemples où la transe est déclanchée par un effet sonore infime, comme le tintement d'une clochette à l'oreille du danseur. Il poursuit : " En réalité, au niveau des relations de la musique et de la transe, l'enchaînement des causes et des effets est suceptible d'une très grande marge de liberté. " Et il conclut : " L'examen d'un certain nombre de cultes de possession, montre donc que si la dramatisation de la musique par accelerando et crescendo joue très souvent un rôle de premier plan dans le déclenchement de la transe et/ou de la crise, la règle est cependant loin d'être absolue. Même dans les cultes qui en font systématiquement usage, la transe et la crise peuvent survenir en l'absence de tout paroxysme musical. Si fréquente qu'elle soit, cette dramatisation ne peut donc pas être considérée, contrairement à ce qu'on aurait souvent tendance à croire, comme le moyen quasi immmanquable de provoquer la possession. "
Même si les rapports entre la musique et la danse ne sont pas de simples rapports de cause à effet, et qu'à un accelerando ou à un crescendo ne correspond pas systématiquement une transe, la musique techno a de nombreuses caractéristiques d'une musique de transe. Toutefois, n'allons pas croire que la danse techno se réduise à cette danse de transe. Comme nous le disions, cette danse est très peu codifiée, pour ne pas dire pas du tout, si bien qu'elle peut donner naissance à toute sorte de mouvements spontanés et improvisés.
On peut signaler, en outre, qu'Angelin Preljocaj a récemment tenté d'intégrer, dans une chorégraphie, présenté en juillet 1997 à Avignon, de la musique techno. D'autre part, il existe quelques compagnies qui dansent sur la techno, comme notamment les Astéroïdes.
L'héritage du postmodernisme est immense : son influence n'a peut-être pas encore fini de nous étonner, par la diversité des formes qu'elle prend. Ce que les artistes ont rejeté du postmodernisme des années soixante-dix, c'est l'abstraction, le formalisme, le retrait de l'émotion. Ce qu'ils ont gardé, c'est l'idée que l'on pouvait faire du nouveau avec de l'ancien : une sorte de recyclage des produits.
Les années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt dix, furent des périodes difficiles : la crise sociale a durement affectée le milieu artistique. Par conséquent, l'art reste fortement marqué par cette crise. On pourrait même dire, en pensant à Bill T. Jones, au rap ou à la techno, que l'art naît de cette crise et qu'elle en est le terreau.
Est aussi frappante, la diversité des musiques et des danses qui s'est produite : il n'y a plus vraiment d'école, mais on assiste à un éclatement des courants artistiques.
S'agissant de résumer les rapports danse/musique, après 1945, aux Etats-Unis, les répartir en les caractérisant peut s'avérer.
Ces liens divers qui se tissent entre danse et musique, ne sont pas hermétiques les uns aux autres; certains spectacles peuvent en nouer un ou plusieurs à la fois. Cependant, nous voudrions, pour finir, parler d'un rapport entre la danse et la musique que nous avons tu, jusqu'à présent, et que l'article traduit à la fin du mémoire, développe. Il s'agit de l'interactivité entre la danse et la musique, mise en oeuvre à la faveur d'un logiciel informatique. Comme, à l'heure actuelle, rares sont les musiciens qui composent sans l'assistance d'un ordinateur, l'interactivité entre le son et le mouvement, via un logiciel informatique, semble être le genre de lien qui sera, à l'avenir, de plus en plus exploité par les danseurs. Depuis quelques années déjà, nous pouvons voir des spectacles se créer autour de ces installations. En mai 1999, par exemple, Isabelle Choinière a créé Communion, à l'Echangeur (à Bagnolet). Dans cette performance, se rencontraient la danse, la vidéo, l'infographie et la musique électroacoustique, à travers un système interactif dans lequel le logiciel MAX intervenait.
Dans un travail de thèse, il sera intéressant d'approfondir ces nouveaux liens entre danse et musique, via l'ordinateur, et, de façon plus globale, d'étudier les rapports danse/musique en Europe. Car c'est sur ce continent, principalement, (en particulier, en France et en Belgique), que la danse postmoderne américaine a exercé son influence. Cet héritage reste encore très peu étudié. En outre, l'expressionisme allemand ou le buto japonais sortaient du cadre de ce travail, mais leur rapport à la musique mériterait qu'on s'y arrête. Aussi, aimerions-nous élargir le champ des recherches, et parler, plus généralement, des relations entre le son et le mouvement, plutôt qu'entre la danse et la musique, afin d'étudier les rapports geste/musique, que l'on retrouve dans le théâtre musical de Kagel, par exemple, ainsi que dans la gestuelle mise en place par Stockhausen, dans Examen ou Arlekin.
ANNEXE : Entretien avec Carolyn Carlson sur les rapports danse/musique.
Entretien avec Carolyn Carlson Le mercredi 25 novembre 1998
Christophe Delerce : Vous semblez surtout danser sur des musiques contemporaines : John Surman, Gabriel Yared, René Aubry, Michel Portal... Pensez-vous que la danse contemporaine doit être dansée avec de la musique contemporaine?
Carolyn Carlson : Non ce n'est pas nécessaire. Il n'y a pas de système dans la danse moderne. Chacun est unique dans ce métier. Je n'ai pas de définition. La danse classique utilise souvent les mêmes musiques... et la musique plutôt classique. Mais en danse moderne, chacun est unique dans sa recherche. Comme chaque spectacle que je crée est original, j'aime beaucoup la musique originale. C'est pourquoi je choisis des gens vivants. Avec René Aubry c'est une création, avec Michel Portal, Joachim Kühn, Barre Phillips... Pour moi, il est intéressant de partir de zéro : les idées, la chorégraphie et la musique sont originales. J'aime beaucoup travailler directement avec les musiciens, parce que cela nous permet d'être un.
...il y a une sorte de fusion entre vous et le musicien...
...oui, une fusion autour de l'idée. Car je ne suis pas une chorégraphe du mouvement pour le mouvement. C'est l'idée et le concept, qui doivent soutenir le tout.
J'ai remarqué que vous aviez créé une chorégraphie sur une musique de J.S.Bach, Les Architectes. Or cette chorégraphie est tout à fait singulière, dans l'ensemble de vos chorégraphies. Est-ce la musique de Bach qui vous a influencée pour cette chorégraphie, qui ne ressemble à rien de ce que vous aviez fait auparavant et de ce que vous feriez plus tard?
Non, c'étaient les dernières années à l'Opéra de Paris et Mr Liebermann, son directeur, me dit : " Please, darling, il faut qu'avant de quitter cette maison tu choisisses un musicien comme Mozart ". Mais moi, j'ai plus d'affinités pour Bach. Il est plus mathématique, et moins romantique que Mozart. Il est plus rythmique... Seulement quand je travaille avec un compositeur, je travaille le minutage aussi; on travaille ensemble. Parfois le mouvement avant la musique, parfois l'inverse. Mais avec Bach tout est déjà structuré, et c'est très difficile.
C'est un travail complètement différent de ce que vous aviez l'habitude de faire...
Oui, mais c'est un travail intéressant pour moi. C'est une bonne expérience. Après ça, j'ai fait un travail avec un collage des musiques de Vivaldi. Maintenant, je travaille avec Philip Glass pour un spectacle à Bordeaux, avec une musique déjà existante. C'est très bien parce qu'il me met dans des...
...bornes...
...oui, avec le début et la fin.
Pourriez-vous dire ce qui détermine votre choix, lorsque vous entendez une musique et que vous vous dites : " ça, c'est intéressant, je veux danser sur ça "?
Si je prends par exemple René Aubry, ce qui est important, c'est le rythme. Il apporte une sorte de poésie dans l'espace. Quand j'écoute une musique de lui, je vois des images dans ma tête, il me donne des images. Dans la musique, je cherche la vision poétique; la vision et les images n'appartiennent pas seulement à la danse. Mes pièces sont toujours entre le mystique et les rêves; c'est pourquoi je vois tout de suite des images. Avec René Aubry c'est un peu différent, car il est plus poétique. Mais ce qui me frappe dans la musique, c'est la pulsation, cette sorte de roue, de cercle...
...cette circularité...
oui, car je ne compte pas vraiment dans la musique, c'est pourquoi Bach est difficile. Je travaille par feeling, par phrasé... Avec la musique répétitive, la danse est un peu au-dessus de cette roue. Ce qui me fascine dans cette musique, c'est que cela change petit peu par petit peu. J'aime beaucoup cette idée, et elle est en accord avec mes chorégraphies.
Il y a pour vous une difficulté supplémentaire à danser sur des musiques mesurées, très strictes dans leur conception rythmique. Vous préférez danser sur des musiques beaucoup plus souples...
Oui, c'est un peu mon style aussi. Je fais une pièce avec le Kronos quartet, qui est très mesurée, mais ça reste dans la distance; la musique reste dans l'image. De même pour Vivaldi, à Venise, dans " Casanova " : je ne danse pas en mesure mais la musique reste une sorte d'ambiance.
J'aimerais, maintenant, évoquer les rapports danse/musique dans l'improvisation. On peut improviser en littérature, en peinture, en sculpture mais ça n'a pas la force d'une interprétation en musique ou en danse. Je crois qu'avec Philips, Surman, Portal, vous improvisez sur une musique elle-même improvisée. Il y a donc une double improvisation. Quels sont alors vos repères avec la musique?
J'ai des repères fixes. Mais j'envie les musiciens parce qu'ils peuvent improviser dans des tons - mi mineur, la majeur...- alors qu'en danse, les gens viennent de styles différents, et il est difficile de faire une improvisation avec quelqu'un d'une autre compagnie, qui a son propre langage, son propre style. Il est facile d'improviser à l'intérieur de la compagnie dans laquelle j'enseigne, car c'est un petit groupe. Mais avec les musiciens, c'est un peu ma spécificité.
Vous voulez dire qu'il y a un poids de l'enseignement qui pèse, et enfreint les danseurs à improviser ensemble, quand ils viennent de compagnies différentes.
Dans mon enseignement, je donne toujours d'abord la technique, et ensuite la théorie, l'improvisation. Avec les musiciens, nous avons toujours un chemin. Par exemple avec Michel Portal, pour le spectacle à Lille, sur le métissage, nous avions cinq séquences Afrique, New-York, Japon... C'est très intéressant pour moi, car je travaille chaque séquence, et entre chaque séquence, il est libre. Mais nous avons vraiment le début et la fin. Michel est incroyable, car on sait quand il a terminé la séquence. Même avec Surman ou Barre Philips on connaît les points de repères, et quand je sors, il sait que c'est la prochaine séquence.
Vous ne vous perdez jamais...
Oui, mais qu'est-ce que c'est " se perdre "?... L'improvisation, c'est toujours un risque, ce n'est pas comme la chorégraphie. Mais je sais par expérience, que lorsque l'énergie tombe un peu, c'est possible de la remonter, ou de sortir et de changer. Je me souviens que j'avais une improvisation avec Claude Barthélémie. Pour moi c'est une musique indansable, parce qu'il joue tout le temps. Je ne voulais pas danser avec cette musique, mais un ami m'a convaincue. Nous nous étions mis d'accord sur une petite pièce. Mais quand je suis rentrée sur scène, ce n'était pas du tout la même. Après trois minutes, on était, avec mon partenaire, assis sur scène. Si on ne se rejoint pas avec la musique, c'est impossible. Surman, Portal, Philips, Kühn... assistent et jouent pendant le cours de danse. Ils connaissent mon style.
Lorsqu'en improvisant, on sent que quelque chose prend, que ça marche, on exprime quelque chose qui est par delà la danse et par delà la musique. Il n'est plus question de pesanteur, de mouvements en danse, et en musique il n'est plus question de notes ou de rythmes, mais on est transporté par delà...
Oui, exactement. C'est la plus belle chose dans l'improvisation, car si tu rejoins la musique et la danse, ils sont un. En anglais on dit : " It writes it self " , " cela s'écrit soi-même ". Ce n'est pas moi, ce n'est pas Michel, c'est une même chose qui se rejoint. C'est aussi un peu ma conception de la chorégraphie : je n'écris pas pour moi, ni pour le public, mais c'est la chorégraphie elle-même qui m'appelle. C'est la chorégraphie qui me parle, la musique qui me parle.
C'est un peu comme quand vous dites que, lorsque vous entrez sur scène, ce n'est pas vous qui dansez, mais que vous vous abandonnez vous-même, et que c'est la danse elle-même qui danse.
Oui, mais cela vaut pour tout art. Si l'artiste est vraiment profond, il fait la forme.
Il n'y a plus d'ego...
...c'est la transcendance de l'ego.
Vous faites souvent référence à des images comme la mer, l'orage, le feu...Toute la magie n'opère-t-elle pas lorsque la danse rencontre précisément ces images, c'est-à-dire, lorsque la danse devient, par exemple, un peu la mer, et la mer la danse ; autrement dit, lorsque deux choses hétérogènes - quel rapport y a-t-il entre la danse et la mer???- se rencontrent? Je pense ici à plusieurs séquences de " Vu d'ici ".
Merci. Mais ça c'est la fin. Si je compare le classique avec le moderne, dans le classique, c'est toujours les mêmes pas, et moi qu'il faut voir, moi ; en moderne, on essaie d'éviter cela, pour voir la forme et l'idée. Je crois que lorsque je touche le public, ce n'est pas quand il dit " elle est bien ", " elle a une bonne technique ", mais quand il revient, comme vous dites, avec l'idée. Pour moi c'est le summum de l'art. Même en musique, elle est abstraite, mais on pense a plusieurs émotions en même temps.
Je pense d'ailleurs que l'on peut instaurer les rapports danse/musique sur le même schéma. Danse et musique pouvant être des choses complètement hétérogènes, très différentes l'une de l'autre, leur rencontre n'en est que plus forte et plus surprenante.
Vous savez pourquoi? Parce que vous avez la vision. Je trouve cela très intéressant, et dans une prochaine vie, j'ai envie d'être musicienne...(rires) La musique passe tout de suite dans les oreilles, et la vision est intérieure. C'est tout de suite l'imaginaire; ce n'est jamais la même chose. Par exemple, quand j'écoute le quatrième concerto pour piano de Beethoven, je vois toujours des anges et des choses surréelles, comme Magritte - un jour, je voudrais en faire la chorégraphie. En danse, tu as la personne et tu as la vision. Or la vision est beaucoup plus forte avec internet, les ordinateurs... Mais si tu écoutes la musique, tu sens l'imaginaire dans ton espace intérieur. Dans la danse, l'image est déjà là, elle est concrète, et c'est le danseur qui en a la responsabilité et doit la dépasser. Lorsque je donne des cours, je dis toujours que la danse ne doit pas être visuelle, mais à l'intérieur, comme le musicien. Il faut écouter le mouvement. Quand l'improvisation marche comme vous dites, Portal dit que l'on ne sait pas qui est le musicien, et qui est le danseur. Cela veut dire que, lorsque l'on fait quelque chose de bien, écouter et voir sont une même chose : tu écoutes le mouvement. Les danseurs devraient faire plus de recherche dans la musique.
En fait beaucoup de chorégraphes prennent la musique comme un simple décor et ils ne cherchent pas véritablement à les faire se rencontrer...
Oui, ils conçoivent la musique à part. Je remarque que la jeune génération ne connaît pas la musique. Si on choisit de la musique de bonne qualité, alors elle rehaussera la chorégraphie.
Vous semblez donner beaucoup d'importance aux rapports de vitesses - ralenti, accélération, vibration, immobilisation, et à autre chose qui leur est lié, c'est l'impression d'un mouvement perpétuel, comme quelque chose qui n'a ni début ni fin, qui ne s'arrête jamais. Par exemple, dans la chorégraphie que vous avez écrite pour Tero Saarinen, les rapports de vitesses sont très changeants. Il débute la chorégraphie comme il la termine, par une marche au ralenti. Je pense que ces deux notions de vitesses et de mouvement perpétuel, sont très proches de certaines conceptions musicales, au XXème siècle.
Mais qu'est-ce que c'est la danse? Ce sont le temps et l'espace. Avec le mouvement perpétuel. Je suis toujours fascinée par le mouvement au ralenti. Vous connaissez Robert Wilson? La première fois que je l'ai vu à New-York, il faisait un spectacle de cinq heures : pendant dix minutes quelqu'un levait un tasse... C'était fascinant. Pourquoi? Parce qu'il arrête un peu le temps. J'aime beaucoup faire des mélanges, car tu fais sans arrêt de la vitesse, tu vas plus lentement qu'un mouvement au ralenti. Mais c'est tout Einstein. La question est : comment est-ce que tu remplis le temps pour que les gens soient toujours présents. C'est pareil pour la musique. Mon fils fait du heavy metal, la musique est toujours au même volume, rien ne change, c'est toujours un peu la même chose...
Cela vous plaît moins?
Oui. J'aime beaucoup, en France, Alain Bashung. Il fait quelque fois de très grandes choses, d'un point de vue musical. Ainsi qu'au niveau du texte, qu'il écrit parfois.
Les catégories communes à la danse et à la musique sont l'espace et le temps. Or vous parlez souvent d'un espace intérieur : le danseur doit partir de là pour danser, improviser ou créer ses propres chorégraphies. Quand vous écoutez de la musique, c'est un peu cet espace intérieur qui se forme?
Absolument. C'est à la fois compliqué et pas compliqué. C'est difficile, quand les gens commencent la danse, et même les professionnels, d'avoir l'humilité de mettre toute l'énergie dans un mouvement. Par exemple, lorsque je lève un bras, je traverse le temps et l'espace, et j'écoute la musique : ce n'est que ça. C'est la grâce qui entre dans le mouvement en danse. Quelqu'un m'a demandé, un jour, ce à quoi je pensais quand je dansais(rires). Mais il n'y pas de place pour penser, je danse la forme. Quand tu fais un cercle, tu es le cercle. C'est comme vous dites : je suis le mouvement perpétuel de la mer. Vous vous souvenez des chinois, au concours international de danse de la ville de Paris. Ils étaient un peu gymnastes, mais ils étaient incroyables. Quand ils entrent sur scène, ils sont là, ils sont présents et ils brillent. Ils sont dans une beauté intérieure, et ils ne sont pas là pour se montrer : " eh! regarde-moi "; ça, c'est plutôt l'ego qui parle et pas la danse. C'est pourquoi je travaille toujours, d'abord, avec les musiciens, " I love musicians "; ils m'apportent plein de choses dans mes chorégraphies, parce qu'ils sont très humbles. C'est très rare de trouver un musicien extraverti. Il travaille avec son instrument de l'intérieur. Sauf Joachim Kühn(rires). Non il est un peu difficile, mais quand il joue, il est présent. Si je dis, par exemple, à René Aubry, que je veux quelque chose de staccato, très sec, et que je lui montre un peu le mouvement, alors il descend et dix minutes plus tard, il remonte et je fais la chorégraphie. On a presque fait ça en quinze minutes au total(rires). C'est incroyable.
Il y a là un langage commun entre la danse et musique, à partir du quel vous pouvez travailler...
Oui. C'est visuel. Surman est visuel. Portal n'est pas aussi visuel, mais il suit l'idée. Chaque musicien est fascinant. Je travaille avec Philip Glass pour l'an 2000. Nous travaillons ainsi : première pièce 7 minutes 23 secondes, la deuxième 2 minutes onze secondes... Il travaille dans les secondes avant la musique, et c'est très intéressant pour moi de travailler dans le temps avant l'idée.
C'est un peu ainsi que travaillaient Cage et Cunningham...
Oui. Et souvent, il ne connaît pas la musique avant le mixage. Ce fut un grand choc pour moi quand, il y a trente ans, je vis le premier spectacle de Cage et Cunningham, à New-York. C'était fascinant. Cunningham travaille dans le silence. Il se fiche de la musique. C'est une contradiction totale. Car la musique n'a rien à voir avec la chorégraphie. Mais en même temps, tu as une vision différente, si tu vois la chorégraphie dans le silence ou avec la musique. La musique est ici, et la danse est là. Ils n'ont rien à voir ensemble, et pourtant, ils jouent en même temps.
Vous vous souvenez comment procédait Alwin Nikolaïs? Il créait lui-même sa musique...
Ah, oui!!! C'est sûrement la raison pour laquelle je travaille avec des musiciens. Il était fascinant. C'est le premier à avoir un synthétiseur. Et quand il crée une pièce, il fait aussi le costume et la lumière. On travaillait dans un théâtre de New-York, le Playhouse, et c'étaient vraiment des années formidables. On travaillait déjà dans la lumière et avec les costumes, qui étaient toujours très extravagants. On travaille dans le silence avec les idées et le costume. Le lendemain il revient avec la musique et on refait la chorégraphie avec la musique. Chaque jour on construit un peu le spectacle. C'est une chose que j'aime beaucoup. La base de Nikolaïs, c'est Rudolph Laban, qui part toujours de l'espace et du temps, et du mouvement perpétuel. En deux semaines, on faisait peut-être 45 minutes. Et s'il n'était pas satisfait, alors il coupait. Si on réécoute maintenant, on entend l'endroit où il a coupé. Je fais un peu la même chose : la musique, le décor, le costume, c'est toujours le premier pas. C'est comme les danses de Diaghilev avec Stravinsky : le couteau, les chaussures... Tous les gens faisaient une création originale avec lui, pour ses chorégraphies. Dans mon cours, j'ai toujours un percussionniste avec moi. C'est très utile que les danseurs aient parfois un sens musical. Je fais beaucoup travailler la voix et le rythme, pour qu'ils donnent cet espace intérieur qui est nécessaire pour le danseur.
Traduction : Camurri, Antonio, " Interactive dance/music systems ", ICMC proceedings, Icma, San Francisco, 1995.
LES SYSTEMES INTERACTIFS ENTRE DANSE ET MUSIQUE
Résumé:
Cet article a trait aux systèmes interactifs qui s'attachent à reconnaître en temps réel le mouvement d'un individu (ex: en danse) -son et musique étant au préalable rentrés dans le système-, qui ont pour objectif, le contrôle haute fiabilité du son, de la musique et du multimédia, par l'intelligence artificielle. Dans sa partie introductrice, cet article traite de ce que requièrent des systèmes capables de combiner, d'une part son et musique, de l'autre mouvement et danse, à un niveau plus élevé que celui de la simple synchronisation : à cette fin, sont exposés les questions-clés et les impératifs de la recherche. Dans la seconde partie, nous nous efforçons d'examiner les problèmes et les impératifs de tels systèmes, et comme élément de réponse à cet égard, des exemples de systèmes interactifs entre danse et musique, basés sur l'architecture de l'agent hybride HARP, sont décrits.
1-Introduction
En tant que partie d'une investigation globale concernant l'interactivité à modalités multiples au sein de systèmes multimédia, dans le cadre du projet Esprit 8579 Miami, notre recherche concerne au premier chef, l'étude et le développement de systèmes interactifs à modalités multiples, autonomes, c'est-à-dire, de systèmes caractérisés par leur interactivité à modalités multiples, en temps réel, entre des utilisateurs, éventuellement dans des environnements non structurés et changeants. Le scénario dont il est question dans cet article, se compose d'utilisateurs impliqués dans une expérience à modalités multiples, mais pas dans le cadre d'un environnement virtuel conventionnel, à appréhender seul. Nous envisageons plutôt un environnement audio-visuel pouvant être communiqué à d'autres personnes, que ce soient d'autres participants agissant à la même occasion, ou des spectateurs indépendants de l'action. Nous pouvons imaginer un système qui synthétise son, musique, lumière, image, discours, conduit ou ajusté par les mouvements du ou des acteurs utilisant des métaphores spécifiques, afin d'atteindre, de saisir, de changer, de repousser, de gouverner, de communiquer, de jouer avec des états ou bien des émotions etc...
Axel Mulder (en 1994) fournit dand une étude intéressante, une classification d'un sous-groupe de tels systèmes, qu'il nomme " instruments de musique virtuels " : à titre d'exemples notoires, citons les " hyper-instruments " (Machover et Chung, 1989) qui, à l'instar d'instruments de musique réels, permettent à ceux qui en jouent, de transformer des gestes et une continuité de mouvements, en sons; et les " orchestres modulables ", qui peuvent trouver leur application dans la chorégraphie, la danse, la musique.
La figure 1 montre l'architecture globale des systèmes interactifs à modalités multiples. On peut adopter différentes familles de capteurs, selon le type et la " dose " d'informations nécessaires sur le mouvement d'une personne. Les capteurs à même le corps sont particulièrement utiles s'agissant d'analyser le mouvement relatif (par exemple : la distance entre les deux mains), de suivre des trajectoires, de détecter une subtilité gestuelle; les capteurs externes peuvent combiner ces informations avec le suivi de positions fixes, les schémas de l'ensemble du mouvement, et le " défrichement " d'un " style "(par exemple : mesures attribuant un rang à chaque geste, quantité " d'énergie ", occupation du volume par unité de temps, de manière générale, des informations quantitatives, combinées sur des marges de temps etc...). D'après notre expérience, il est plus efficace de combiner différentes sortes de capteurs, simples et fiables, que de se servir d'une seule sorte, même sophistiquée. Les systèmes décrits dans cet article, se basent sur différentes technologies de capteurs -V-scope et SoundCage-, qui peuvent être combiner depuis le noyau du système de supervision commun. Ils seront testés ensembles, lors d'un concert durant l'été 1995.
Quant au système de supervision, la complexité en la matière -qui va du processus de connaissances du son et de la musique, à la robotique de pointe, en passant par les interfaces-utilisateur intelligents, les systèmes de capteurs, la technologie de l'ordinateur et du multimédia en général-, exige des modèles " hybrides ", combinant ces différents éléments de représentation. Dans cette optique, les architectures d'agents intégrés ont prouvé qu'elles étaient une plate-forme efficace pour de telles catégories de systèmes, et ont déjà été expérimentées (Rowe, 1993). Nous parlons de systèmes multimédia " autonomes ", ce qui signifie des agents autonomes caractérisés par leur interactivité à modalité multiples avec le ou les utilisateurs (ainsi qu'entre les agents), dans un environnement non structuré et changeant (Ferguson, 1992; Steels, 1994; Riecken, 1994).
Dans cet article, nous explorons les architectures de tels systèmes interactifs à modalités multiples, et nous donnons une vue globale d'une famille de systèmes que nous sommes en train de développer. La recherche décrite dans cette contribution, part d'un travail antérieur sur la conception de systèmes cherchant à étudier et à combiner danse et musique (Camurri et al.,1986, 1993; Ungvary et al., 1992), et sur des systèmes interactifs haute fiabilité, comme Cypher (Rowe, 1993) et HARP (Camurri et al., 1991, 1995). HARP (Représentation et Projection d'Action Hybride), en particulier, vise à concevoir des architectures pour un agent hybride, de façon à représenter et à intégrer dans un processus en temps réel la connaissance sur support multimédia; il vise également à aider les utilisateurs dans la conception et le contrôle avec modalités mulitiples, et dans la production de musique et de matériel multimédia, traités à différents niveaux d'abstraction. La version courante du système HARP est exploitée sous Windows 95, et a été mené à bien à l'aide des langages MS Visual C++ et Quintus Prolog.
1.1 Systèmes de réalité virtuelle et systèmes interactifs à modalités multiples
Plusieurs applications de réalité virtuelle ont été mises en oeuvre au théâtre et en musique (cf. par exemple Laurel et al., 1994). Il est important, à ce stade, de faire le distingo entre systèmes de réalité virtuelle (ou environnements virtuels), et systèmes interactifs à modalités multiples. La principale différence réside dans le but qui sous-tend leurs directions de recherche respectives: la réalité virtuelle semble imiter la réalité dans la perspective de créer des illusions audio-visuelles qui captent l'attention, tandis que les essais à modalités multiples tentent de renforcer la production de la communication homme-machine, et de la rendre plus réaliste. L'illusion audio-visuelle produite dans les environnements virtuels est juste un moyen pour stimuler la synergie présente naturellement dans le cerveau entre les chaînes sensorielles et motrices. Ce n'est pas la seule possibilité permettant d'explorer le parallélisme et la nature associative des processus de perception et de motricité chez l'homme : la recherche dans le domaine de la réalité virtuelle peut être considérée comme une sous-partie de la recherche sur l'interactivité à modalités multiples. Par exemple, les systèmes interactifs à modalités multiples peuvent être perçus comme des ordinateurs outils et interlocuteurs, ce qui constitue quelques alternatives à l'ordinateur comme illusion audio-visuelle, caractéristique des systèmes de réalité virtuelle.
2- Impératifs fondamentaux pour les systèmes interactifs à modalités multipes haute fiabilité
Dans cette section, nous analysons les impératifs et les problèmes de base auxquels les systèmes de supervision haute fiabilité doivent faire face. Nous avons besoin de formalisations capables de composer avec la multitude de structures et les niveaux d'abstraction de la musique et des objets multimédia, depuis des représentations abstraites paramétrées (par exemple: les paramètres d'un mouvement du corps), jusqu'à des représentations non paramétrables (par exemple: la trajectoire en trois dimensions d'une partie du corps; un signal perçu par l'oreille humaine). Il est souvent nécessaire d'avoir différentes perspectives d'un même objet: selon la perspective de raisonnement choisie et le but à atteindre, les représentations d'un objet multimédia s'étendent de l'atome, avec une représentation symbolique très pointue, à un ensemble de signaux standard quand le point de vue sur le même objet est le plus large possible. Plus spécifiquement en musique, Leman (1994) distingue trois principaux types de niveaux: (i) le niveau accoustique (celui du signal); (ii) le niveau auditif (non paramétrable); et (iii) le niveau conceptuel (paramétrable). Ceci peut facilement être étendu à d'autres supports, et les systèmes interactifs à modalités mulitiples doivent être capables de représenter et de manipuler des objets à tous les niveaux décrits.
Analogies et métaphores sont des questions-clés en ce qui concerne les capacités de représentation et de raisonnement des systèmes interactifs à modalités multiples. Elles sont largement utilisées dans les langages en musique, et constituent les bases de langages visant à intégrer différents savoirs multimédia. Prenons le cas des langages en musique: leur richesse métaphorique, dérivée de la physique des mouvements et des forces du monde réel, est significative (cf. par exemple, Camurri et al., 1986). En général, les termes et les descriptions relatifs à un domaine particulier, peuvent être employés pour exprimer intituivement des concepts " similaires " dans d'autres domaines. Selon nous, analogies et métaphores sont le " ciment " de base permettant de combiner différents domaines, notamment s'agissant des représentations du son et de la musique, avec celles du mouvement et de la danse. La question du raisonnement basé sur les métaphores, a fait l'objet de nombreuses études, en se plaçant des points de vue variés de l'Intelligence Artificielle, de la psychologie et de la philosophie. Des étapes vers une approche visant à modéliser les métaphores se trouvent, par exemple, chez Gärdenfors (1988): sa théorie analyse les métaphores en terme de similitudes de structure topologique entre les dimensions d'un espace conceptuel. Des situations sous forme de diagrammes ou de schémas (Chandrasekaran et al., 1993) constituent un autre champ intéressant de la recherche à cet égard.
En outre, les formalisations qui peuvent aider les utilisateurs, doivent fournir les mécanismes pour raisonner en situation et par anticipation, ainsi que pour analyser des choix et des stratégies, en fonction des impératifs et des buts de l'utilisateurs. Elles doivent apporter des capacités d'analyse à la fois formelles et informelles pour examiner les objets représentés.
Autre point: l'apprentissage et l'adaptation, c'est-à-dire, comment mettre à jour ou adapter automatiquement les connaissances d'un système à de nouvelles informations et au comportement variable de l'homme. Plusieurs solutions ont été proposées dans les publications ayant trait à l'Intelligence Artificielle, telles que des approches basées sur les réseaux reliant les neurones (cf. par exemple: Lee et Wessel, 1992). Comme pour identifier le mouvement d'un individu, certains problèmes d'apprentissage peuvent être assimilés à un problème de surdimensionnement, qu'on résoud en dégageant les " éléments-phares " d'un espace hyperdimensionné où la liberté est surgraduée. En tout état de cause, une technique d'apprentissage nous est nécessaire, parce-que dans les systèmes à modalités multiples, il n'y a pas, en règle générale, de simples traductions, de terme à terme, de signaux ou d'évènements comme dans les systèmes de réalité virtuelle.
3-L'Architecture Hybride de HARP
On peut considérer HARP comme une étape vers la génération de systèmes interactifs à modalités multiples, obéissant aux impératifs dont il a été question précédemment. Il a été développé en vue de la représentation et du traitement en temps réel des connaissances multimédia, comme une sorte de superviseur aidant les utilisateurs à concevoir et à contrôler avec des modalités multiples le matériel multimédia, à différents niveaux d'abstraction. Le système est apte à représenter et à mener à bien des projets en temps réel, de façon à manipuler les connaissances selon les objectifs de l'utilisateur. HARP se base sur une architecture avec agent hybride intégré. Dans ce cas, le terme " hybride " signifie " qui combine différentes formalisations ". L'architecture du système dans son ensemble, constitue un réseau réparti en agents autonomes (Steels, 1994) : de ce point de vue, il s'agit d'un système semblable à Cypher (Rowe, 1993), TouringMachine (Ferguson, 1992), et M (Riecken, 1994). Le modèle courant de HARP et son système sont décrits avec plus amples détails par Camurri et Innocenti (1995). Le CD audio de IEEE CS qui a accompagné la sortie du magazine Computer, en juillet 1991, comprend des exemples de musique produits à l'aide d'une version plus ancienne du système (Camurri et al., 1991).
3.1 Les composants paramétrés
D'un point de vue cognitif, le système est structuré par une mémoire à long terme (MLT) -réserve " encyclopédique " permanente de connaissances générales-, et par une mémoire à court terme (MCT) - " contexte " actuel relatif à l'état des lieux dans le monde, et aux problèmes qui viennent à se poser. Les deux sortes de mémoires (MLT et MCT) se composent d'éléments paramétrés et non paramétrables, pour faire face à la structure et à la nature particulières du savoir dans tel domaine. La MLT paramétrée se compose de deux éléments :
1- Un élément terminologique, apte à définir des termes et à décrire des concepts ainsi que les relations taxinomiques qui les unissent. Une formalisation dérivée du réseau sémantique (Woods et Schmolze, 1992) a été développée pour représenter et évaluer actions et projets, et comprend la possibilité de se servir d'axiomes de base, de façon à accroître son expressivité.
2- Un élément assertionnel, pour représenter les connaissances factuelles à long terme dans tel domaine, fondé sur une logique de base. Par exemple, le début d'un morceau célèbre, à savoir, la Cinquième de Beethoven, constitue une constante assertionnelle qu'on peut considérer comme faisant partie de la MLT. L'élément assertionnel peut inclure des généralisations factuelles exprimées sous forme d'axiomes de base (exemple : au moyen d'implications quantifiées) : ainsi, pour un scénario dans le cadre d'un théâtre ou d'une réflexion : " tous les objets qui se meuvent sur scène sont des êtres humains ".
La MCT paramétée contient des informations relatives aux évènements spécifiques représentés dans sa contrepartie non paramétrable (exemple: le contenu sensoriel). En d'autres termes, l'élément paramétré de la MCT représente un contexte et un seul, des actions représentées au sein de l'élément non paramétrable : il s'agit d'une représentation paramétrée des entités et des évènements pris un par un dans l'élément non paramétrable.
3.2 Les éléments non paramétrables
La base des connaissances paramétrées dans la MCT est reliée, donnée par donnée, à la représentation non paramétrable de la MCT, représentation qui peut être connectée au monde réel ou à un modèle mental du monde.
Les deux éléments non paramétrables sont les pendants directs des éléments paramétrés. Ils se composent d'un réseaux d'agents coopératifs, au sens où Steels (1994) l'entend : chaque agent constitue une classe concourant à la réalisation d'un objet par un système; les agents sont raccrochés aux conditions des éléments paramétrés.
La génération et l'activation d'un réseau d'agents, produisent une simulation, une exécution, ou une prise de mesures au sein de l'environnement réel. Représenter des sons standard, mettre en oeuvre des données en temps réel, tout comme reconnaître le mouvement d'une personne et faire des algorithmes de synthèse, sont autant d'exemples de classes d'agents dans un type d'environnement où les évènements sont concourants. Chacune de ces classes est " raccrochée " à des conditions spécifiques au sein de la base des connaissances paramétrées.
Les définitions des agents résident dans la MLT non paramétrable, avec une taxinomie isomorphe de celle de la MLT paramétrée. Pour activer les agents, elles doivent en premier lieu être convoquées au sein de la MCT non paramétrable. En conséquence, l'activité non paramétrable peut seulement être mise en oeuvre au sein de la MCT, c'est-à-dire, au sein d'un contexte fini. Ce contexte peut inclure le niveau sonologique des objets musicaux tel qu'il a été acquis d'après le modèle du système auditif, ainsi que des exemples de processus de transformation affectant tels objets, éventuellement en fonction de schémas relatifs au mouvement d'un individu ou à la danse. Dans un modèle théâtral, de " chorégraphie généralisée ", le contexte peut également comprendre la représentation interne de l'agent et le monde tridimensionnel, qu'il est possible d'acquérir en consultant le contenu sensoriel.
3.3 Le signal régi par les agents et les icônes: le raisonnement non paramétrable
Deux sortes d'entités non paramétrables sont consacrées à la gestion des paramètres et peuvent être convoquées pour former un contexte d'entités coopératives: les agents et les icônes. Un agent est une classe " spécialisée " dans un sous-groupe de tel domaine, et qui accomplit des actions en son sein. Les icônes comprennent deux aspects; tout d'abord des diagrammes ou des description schématiques de situations (Chandrasekaran et al., 1993). Il peut s'agir de métaphores géométriques dans un domaine particulier : par exemple, plusieurs notations en musique contemporaine, employées par les compositeurs (exemple : Kagel, Bussotti, Berio, Ligeti), sont basées sur de telles sortes de métaphores. Le second aspect que recouvrent les icônes, tient en ce qu'ils se comportent comme des systèmes dynamiques, comme des métaphores visant à raisonner dans l'action et sur des projets. L'énergie transposée en paysages et les modèles basés sur les champs de forces, sont les cas simples que nous considérons dans cet article. Cette façon de représenter peut être vue comme un enrichissement par rapport à la précédente, puisqu'elle inclut la dynamique, les forces et les coordonnées temporelles au sein de diagrammes. Différents agents capables de réaliser des algorithmes de navigation sur des cartes à n-dimensions, ont été définis dans le cadre non paramétrable de la MLT, ce qui constitue un élément fort utile dans des domaines variés. Des champs de forces peuvent être construits à partir de processus d'apprentissage, comme dans le cas du système TCAD de dynamiques d'attraction de Leman (Leman, 1994), basé sur des réseaux de neuronnes artificiels.
L'activité des agents et des icônes peut être interprétée comme un mécanisme qui vient compléter les systèmes typiquement déductifs paramétrables: par exemple, la navigation au sein d'un champ de forces peut se substituer aux processus de décision qui, autrement, seraient difficiles à modéliser symboliquement (par exemple, à l'aide d'axiomes ou de règles).
Raisonner avec des paramètres diffère du raisonnement sans paramètre en matière de parcellisation temporelle: on attend du raisonnement sans paramètre, qu'il réagisse en temps réel, puisqu'il lui faut suivre et manipuler un flux de signaux qui d'ordinaire requièrent de strictes contraintes de temps. Raisonner avec paramètres demande d'habitude une intervention dans un délai bien plus grand (quelques secondes vs des millisecondes). Par exemple, durant le suivi du mouvement d'un individu, nous avons un groupe d'agents traitant le signal interne (en incluant les réseaux qui s'auto-organisent en vue d'une classification interne); à tels instants " significatifs ", un certain geste peut être reconnu, puis " échantillonné ", et par conséquent manipulé par l'élément paramétré.
Le gestionnaire de contexte supervise la communication entre agents et icônes. Ceux-ci ne savent pas avec qui ils communiquent, puisqu'ils doivent être des instruments généraux, réutilisables : agents et icônes sont convoqués et connectés les uns aux autres par le gestionnaire de contexte, selon le contexte spécifique et l'action ou le projet particulier à réaliser. Le gestionnaire de contexte définit et met à jour un ensemble de liens de communication internes et externes pour chaque agent et icône, dans le contexte en présence, en tenant compte des contraintes de la mémoire paramétrée (exemple : la topologie du réseau sémantique et le contenu courant de la MCT). La mémoire non paramétrable, par conséquent, se construit et agit de concert avec la mémoire paramétrée, tout au long de l'exécution.
Fait remarquable : le gestionnaire de contexte est capable d'organiser et de contrôler l'exécution d'actions hiérarchisées, c'est-à-dire : d'actions démultipliées de façon récursive en sous-actions, au moyen de relations d'appartenance (ou de rattachement), connectées aux situations internes ou externes selon des hiérarchies (à la fois en terme de liens d'appartenance et d'IS-A -provenance-). L'algorithme du gestionnaire de contexte est décrit en détails dans Camurri et Innocenti (1995).
4- Le système HARP/V-Scope
Cette partie décrit une application de HARP, destinée à suivre le mouvement d'un individu au moyen du système de capteur V-Scope, ainsi que la combianison mise en oeuvre entre les modèles animés humains, et le son et la musique.
Cette application de HARP se compose de quatre grands sous-systèmes, chacun correspondant à un groupes d'agents :
a) un sous-système basé sur V-Scope, pour capter le mouvement d'une personne;
b) des agents pré-traitant des données sur le mouvement d'un individu;
c) des agents pour reconnaître le mouvement d'une personne et ses gestes, incluant des agents basés sur la métaphore du champ de forces;
d) un système externe : son, musique, animation sur ordinateur.
Un extrait de la base des données paramétrées est montré en figure 2, et une architecture d'agents-logiciels correspondante l'est en figure 3. Dans la figure 2, les flèches doubles constituent des liens indiquant la provenance (IS-A), tandis que les flèches simples sont les relations incluant le rattachement (l'appartenance); les relations sont tracées entre des concepts (des classes) représentées par des ellipses. Ce langage est tiré de KL-ONE (Woods et Schmolze, 1992). Par exemple, action_vscope provient (IS-A) de action_composée, se compose (par relations d'appartenance) de l'aire_voix, de l'aire_cloche, et de l'orchestre. A gauche dans la figure, sont représentées la figuration des situations et les parties remarquables du corps suivies au cours de l'expérience (les mains et le torse). La base des connaissances paramétrées de la figure 2, est complétée par les agents et les icônes liés aux situations, aux actions et à leurs sous-classes dérivées. Analysons plus en détails le réseau de spécimens d'agent construit par HARP dans ce montage expérimental.
4.1 Le sous-système (a) : l'interface V-scope
L'agent VScope est destiné à collecter des informations concernant la position d'un nombre de marqueurs V-scope placés, de façon caractéristique, sur le corps de l'utilisateur. Il organise à la fois la communication en série, et le lien avec les modules-clients. V-scope est un moyen pour capter les infrarouges et les ultrasons, développé par Lipman Ltd., pour la détermination en temps réel de la position des marqueurs (jusqu'à huit) placés sur le corps d'une personne (par exemple : sur les articulations), ou, de façon générale, sur des objets mobiles (exemple : une caméra-vidéo). Le matériel se compose de marqueurs, de trois tours tx/rx pour détecter la position des marqueurs en temps réel, ainsi que d'une unité principale de traitement, connectée à un ordinateur via un lien en série. Le temps moyen de réaction peut varier de 5 à quelques centaines de millisecondes par marqueur. Quant aux limites qu'impose le matériel V-scope, la scène peut faire de 2 à 5 mètres de profondeur : la moyenne la plus brève correspond à la surface la plus petite, étant données les limites des capteurs d'ultrasons. Nos résultats expérimentaux montrent que 12 à 15 millisecondes par marqueur constituent un bon compromis entre la vitesse d'exécution (une valeur satisfaisante pour capter le mouvement d'un individu sans perdre trop d'informations), et la taille de la scène. La précision du V-scope est de l'ordre de +/- 0,5 cm, magnitude adéquate pour notre application.
Les connaissances paramétrées relatives à l'organisation des données de V-scope, sont représentées à gauche de la base de données dans la figure 2. L'icône rattaché à situation_v-scope (qui correspond à la bibliothèque commune de la relation dynamique –DDL- dans la figure 3), rend les données du système de capteurs disponibles pour les agents. Aussi bien les méthodes de communication standard d'organisation du matériel V-scope, que les méthodes de commmunication de pointe se trouvent enveloppées dans l'icône DDL Commune.
4.2 Le sous-système (b) : agents pré-traitant les données concernant le mouvement d'un individu
L'agent pré-traitant des données sur le mouvement recoit comme contenu, le courant brut de données en provenance de l'icône V-scope, et le filtre de façon à assurer qu'aucune information erronée ne s'y trouve et que les valeurs sont contenues dans un ordre valable.
4.3 Le sous-système (c) : repérage du mouvement et de l'attitude. La métaphore du champ de forces.
L'agent de communication lit le courant filtré des données recueillies par les capteurs, et l'envoie aux agents chargés de reconnaître les gestes et d'analyser le mouvement, agents reliés à un dispositif externe capable de provoquer ou d'influencer les activités son et musique, ainsi que les agents d'animation. Un exemple simple survient lorsqu'un agent chargé de repérer l'attitude, reconnaît qu'un danseur vient de lever le bras gauche jusqu'à atteindre un certain seuil, et que le dispositif externe qu'il commande peut servir à activer tel agent en charge du son. La tâche de reconnaître les gestes est, en outre, subdivisée parmi plusieurs agents agissant concurremment, chacun étant consacré à une tâche différente. Les agents traitant gestes et mouvements impliqués dans cette expérience, sont capables de reconnaître plusieurs attitudes et gestes différents : lever et abaisser une main ou les deux, lever et abaisser le corps, ouvrir et fermer la paume des mains, mesurer la distance entre les deux mains et la vitesse du mouvement. Une autre sous-catégorie d'agents attachés aux postures et mouvements, se base sur la métaphore du champ de forces : par exemple, nous avons cherché à situer les coordonnées (x,y) du danseur au sein de champs de forces. La figure 4 montre une surface balisée de capteurs et, sur l'écran vidéo, il est possible de voir une fenêtre contenant la description visuelle d'un champ de forces, avec trois pics (trois taches) correspondant aux endroits significatifs de la surface balisée. Chaque place est caractérisée par un comportement différent, c'est-à-dire, par des repérages différents du mouvement et du son.
Une autre catégorie d'agents dégage des mouvements, des postures plus fines, pour contribuer à modéliser des corrélations plus complexes entre musique et mouvement. Des exemples simples de composantes précises sont : " à quelle vitesse va le mouvement ", " sur quel tempo bouge le danseur ". Ce type d'informations s'obtient à partir de mesures combinées sur plusieurs laps de temps. Dans la plupart des cas, ce sont des laps de temps avec deux écarts différents, approximativement 0,5 à 1 s, et 3 à 5 s, qui offrent les meilleurs résultats. Les écarts temporels au cours desquels les agents opèrent, peuvent changer de façon dynamique, par exemple, sur la base de la " qualité " de la reconnaissance : ainsi, une qualité en baisse concernant la reconnaissance du mouvement ( par exemple : si des agents différents renvoient des données contradictoires), peut induire les agents à faire varier les écarts temporels et/ou les laps de temps avec lesquels ils travaillent. Des agents basés sur des réseaux de neurones s'auto-organisant, destinés à classer les données en provenance des capteurs, y compris les signaux accoustiques, ont été développés. Les expériences impliquent tant les agents V-scope que SoundCage (ces derniers étant décrits dans la prochaine section), de façon à gérer les informations et contradictions des divers capteurs.
4.4 Le sous-système (d) : la production externe.
Dans le cas le plus simple, les gestes reconnus peuvent être directement utilisés pour contrôler en temps réel les productions musicales et l'animation sur ordinateur. Le repérage des mouvements exécutés, destiné aux agents en charge du son et de l'animation, peut être pré-défini ou bien mis à jour de façon dynamique d'après les informations captées par les agents chargés de dégager telle posture particulière. On se sert de MIDI pour contrôler la production sonore: les agents externes en charge du son, reçoivent les ordres de MIDI par des liens OLE d'après les agents chargés de la reconnaissance du mouvement ou du raisonnement, et les raccordent à l'agent qui gère l'arrangement et la synchronisation standard, ainsi que le son apporté aux synthétiseurs.
Dans l'exemple de la figure 4, nous nous servons de trois hyper-instruments, correspondant à différentes surfaces sur la scène balisée de capteurs. Aux trois surfaces ou hyper-instruments, correspondent les pics du champ de forces de la figure 4 : la photographie montre HARP/V-scope à l'oeuvre avec un utilisateur (on peut voir l'écran de l'ordinateur avec la fenêtre du champ de forces, indiquant la position de l'utilisateur). Pour cette expérience, nous utilisons trois marqueurs, un pour chaque main, et un troisième pour la localisation globale du corps. Ce dernier sert à capter : (i) la position du corps sur la carte du champ de forces (avec les coordonnées x et y); (ii) la position du corps en hauteur (coordonnée z), par exemple, si le danseur se tient debout ou courbé. Il est possible de reconnaître différents gestes de la main, destinés à chacun des hyper-instruments. Les marqueurs situés sur les mains ne peuvent être suivis que si l'utilisateur garde les mains ouvertes; par ce moyen, on contrôle le début et la fin des productions sonores, qui interviennent respectivement lorsqu'on ouvre et referme une main. Lorsque l'éxecutant est placé au centre d'une surface, nous obtenons la présence maximale de l'hyper-instrument correspondant, tandis que les deux autres sont silencieux. Quand le danseur se déplace d'un pic à un autre, c'est comme si le son passait d'un instrument à l'autre : en général, l'appport des trois instruments est mixé d'après la configuration du champ de forces. Les techniques de synthèse du son, contrôlé en temps réel dans la démonstration, sont issues d'une association entre la synthèse des voyelles et Karplus-Strong, implantés sur le matériel SM 1000 d'IRIS/ Bontempi.
Le système HARP/V-scope a été implanté sur un système opérant avec Windows 95. Un PC Pentium est relié physiquement au matériel V-scope via une série d'interfaces ultra-rapides (RS232C avec 16550AF UART), et loge les sous-systèmes décrits plus haut. Une réserve de prises Windows a été mise en place, pour permettre le rattachement à de possibles sous-systèmes éloignés.
5- SoundCage
Un autre projet, développé par SoundCage S.r.l., concerne l'utilisation de HARP, comme superviseur de SoundCage, comme moyen pour capter et traiter les mouvements d'un danseur en temps réel. Le matériel SoundCage se compose de systèmes en propre, capables de capter les infrarouges et la pression, à l'intérieur d'une espèce de structure en forme de " cage " (la scène), ainsi que de commandes internes et externes d'un coût particulièrement peu élevé. Sa production est utilisée afin de guider les synthétiseurs digitaux MIDI et d'autres supports multimédia (par exemple : lumières et effets spéciaux, mur vidéo).
Le noyau du logiciel en temps réel qu'est SoundCage, est semblable à la base de données de HARP et à l'architecture d'agents décrite dans les figures 2 et 3. Différents agents servant à reconnaître mouvement et gestuelle, sont délégués à l'acquisition de données en provenance de capteurs, d'autres sont destinés au calcul interne (par exemple : pour modifier des associations entre son et mouvement). Les agents -y compris les agents externes- sont connectés de façon dynamique à un réseau qui contrôle la production de MIDI et des multimédia. Le logiciel SoundCage inclut également un environnement de développement, utilisé par le compositeur/chorégraphe dans la phase hors-ligne de la création des compositions/chorégraphies musico-dansées.
6- Machines théâtrales
Une catégorie différente de systèmes interactifs à modalités multiples, se base sur l'intégration de la technologie multimédia à la robotique de pointe, pour développer des systèmes capables d'entrer en interaction avec des acteurs sur la scène d'un théâtre, et même avec les spectateurs. Les machines théâtrales sont d'abord faites pour superviser et contrôler en temps réel les agents autonomes réels évoluant sur la scène (par exemple : un véritable véhicule roulant, équipé de capteurs à l'intérieur, avec un ordinateur destiné au traitement standard des données sensorielles,etc...). De tels systèmes se déplacent, naviguent et réagissent en fonction de ce qui se passe sur scène (actions accomplies par les acteurs ou les spectateurs), captent des sons dans l'environnement, et sont même capables d'accomplir des tâches musicales. Nous avons développé un prototype d'une telle machine, qui comprend une station de travail recourant à HARP -le superviseur de l'ensemble- ainsi qu'à un groupe de logiciels-outils (guides et logiciels de communication), de façon à gérer le lien radio avec un robot mobile autonome (en premier lieu du matériel et des composants électroniques LabMate, aujourd'hui un robot plus sophistiqué). Le robot est équipé d'un PC 486 pour le traitement standard des capteurs et des " actualiseurs ", et pour l'application d'algorithmes de navigation standards réactifs. Il possède un ensemble de moyens sonores et multimédia : l'application courante comporte en particulier, un amplificateur et des haut-parleurs audio-stéréo, ainsi qu'un contrôle-radio pour des moniteurs vidéo placés sur la scène ou sur le lieu de la démonstration. Cette architecture comprend également un lien radio séparé, destiné à envoyer des signaux audio au robot (signaux vocals, sonores, musicaux produits en temps réel sur la station de travail chargée de la supervisation, et envoyés au robot), ainsi qu'un système de positionnement original -basé sur une variation des techniques du GPS (système de fonctionnement global), développé à DIST par Piero Morasso et Renato Zaccaria, pour l'usage en intérieurs du suivi de la position occupée par un robot durant une navigation.
Grâce au moteur HARP, le système intègre des capacités de prévisions tant paramétrées qu'hybrides. Par exemple, le chorégraphe peut définir une trajectoire particulière et tel comportement à l'intérieur de surfaces choisies sur scène, y compris en fonction du contexte auquel il est confronté. Ces informations sont utilisées par le système pour prévoir un chemin de guidage sur la surface de la scène, alors que différents enchaînements sont exhibés tout au long de ce cheminement. En outre, une prévision hybride est mise en oeuvre par le système dans plusieurs cas : par exemple, durant le guidage, si le robot doit arriver jusqu'à un endroit à l'intérieur d'une superficie comportant une porte étroite, le champ potentiel d'informations peut n'être pas suffisant pour lui permettre de franchir le seuil. Aussi, l'élément paramétré reconnaît-il ce cas et d'autres, et transforme-t-il le but initial en une action composée, avec comme but intermédiaire : atteindre le seuil (un aimant est temporairement placé sur la porte), suivi du but premier. Une première expérience publique d'un prototype incluant un sous-groupe muni d'une architecture telle que celle sus-décrite, a été menée à bien par Palazzo Ducale (Centro dei Dogi, Genève), du 19 au 22 décembre 1993, dans le cadre d'une démonstration dans un musée.
Aides: ce travail a bénéficié de l'aide, d'une part, du Projet Esprit 8579 -MIAMI (Interactivité à Modalités multiples pour Interfaces Multimédia Avancées), et d'autre part, de celle d'un projet spécifique du Conseil National de Recherche Italien (CNR) sur les systèmes interactifs multimédia, destinés à l'art et au spectacle. Carlo Innocenti, Marcello Frixione, Marc Leman et Renato Zaccaria ont fourni d'importantes contributions pour définir le modèle cognitif courant HARP. Piero Morasso et Alberto Massari ont implanté la plupart des logiciels-modules sur le système HARP. Claudio Massucco a contribué à la conception du système, et a implanté la bibliothèque MIDI ainsi que le logiciel en temps réel SoundCage. Roberto Chiarvette et Riccardo Rossi ont expérimenté une grande partie de l'application de HARP/V-Scope.Nous souhaitons remercier IRIS-Bontempi pour nous avoir laissé la disponibilité de la station de travail MARS, ainsi que l'Université Simon Fraser pour nous avoir autorisé à utiliser la license du logiciel LifeForms. SoundCage a été développé par SoundCage S.r.l.